Dimanche 6 août 1899. Il fait un splendide soleil d'été. Même le petit appartement des Mallet, d'habitude si sombre, a un aspect riant. Amédée Mallet et sa femme Léontine habitent un trois-pièces sur cour, dans un immeuble populeux de Montmartre. C'est tout ce que peut leur permettre les fonctions d'aide-comptable au mont-de-piété d'Amédée et l'emploi de couturière qu'exerce Léontine dans une maison parisienne. Le couple termine de déjeuner. Comme chaque semaine à pareille heure, il discute de la promenade dominicale et, comme d'habitude, c'est Léontine qui décide. «Aujourd'hui, je veux aller sur les Champs-Elysées.» Léontine Mallet a dit cela de sa voix un peu grave. Elle a vingt-cinq ans. Elle est plus que jolie, elle est ravissante : assez grande, brune, potelée, les yeux bleus... Amédée s'empresse de répondre : «Comme tu voudras, ma Léontine.» Amédée Mallet a la trentaine, un visage propret et régulier et quelque chose de petit dans toute sa personne : il est de petite taille, il porte une petite moustache, son costume du dimanche est un peu étriqué. Il ajoute de sa petite voix : «Et comme ça, tu pourras regarder les belles robes aux vitrines des magasins.» Amédée Mallet regrette aussitôt sa phrase car Léontine prend son air qu'il n'aime pas, son air dédaigneux. «Bien sûr : regarder ! Ce n'est pas toi qui pourrais me les offrir.» Amédée s'excuse et, quelques minutes plus tard, dans sa robe toute simple qu'elle a faite elle-même, mais qui lui va à ravir, Léontine Mallet descend les rues de Montmartre au bras de son mari. Le couple Mallet débouche boulevard Montmartre. Comme chaque fois qu'il a Léontine à son bras, Amédée rougit de fierté. Il est certain que tous les hommes se retournent sur leur passage et l'envient en secret. Cela fait cinq ans qu'ils sont mariés et il se demande encore comment une femme aussi resplendissante a bien voulu de lui... Sans doute parce qu'elle ne savait pas trop où elle en était quand il a fait sa connaissance et qu'il a, depuis, toujours été gentil avec elle... Amédée Mallet se promet d'être plus gentil encore avec Léontine. Par exemple, il n'a jamais osé lui dire que ses talons hauts le gênaient. Quand ils sont ensemble dans la rue, elle le dépasse d'une bonne tête. Mais il ne dira rien. Il est prêt à tout pour avoir toute sa vie sa Léontine à son bras. Le couple est arrivé à l'arrêt de l'omnibus Bastille-Champs-Elysées. Le véhicule à impériale vient sans tarder. Léontine monte la première. Il y a quelques places assises en bas, Amédée veut la suivre, mais elle lui lance : «Monte sur l'impériale. Comme cela tu pourras fumer.» Amédée Mallet n'avait pas tellement envie de fumer, mais il s'empresse d'obéir à sa femme. Il gravit l'escalier en colimaçon qui mène à l'étage supérieur et s'installe... Le soleil dans les rues de Paris le rend optimiste. Quel dommage qu'il n'ait pas assez d'argent pour combler les rêves de Léontine ! Mais tout cela s'arrangera un jour. S'il est bien noté, dans une douzaine d'années, il pourra passer sous-chef de service, avec presque mille francs de plus par an. A la station Rond-Point des Champs-Elysées, Amédée se précipite sur la plateforme afin d'aider Léontine à descendre les marches. Il y a beaucoup de voyageurs qui quittent l'omnibus. Des dames et des messieurs défilent devant lui, mais le dernier voyageur descend sans qu'il ait vu Léontine... Il regarde à l'intérieur. Les banquettes sont aux trois quarts vides et sa femme n'est pas là. Il revient à la plateforme : elle doit être sortie sans qu'il s'en aperçoive et doit l'attendre dehors. Mais Léontine n'est ni à l'intérieur ni à l'extérieur de l'omnibus... (à suivre...)