De notre correspondant à Béjaïa Kamel Amghar Beaucoup de choses ont été dites, ces derniers temps, sur la chanson et la musique kabyles. Il est vrai qu'on en a peu écrit, mais on continue de discourir à tout bout de champ. Il y a ceux qui pensent qu'elle régresse énormément, et plaident pour une prise de conscience du public mélomane. D'autres croient, au contraire, qu'elle se libère du carcan folklorique dans lequel on l'a longtemps maintenue, et lui prédisent un avenir coloré. Passionnée, la polémique va bon train. Le peu d'études sérieuses consacrées à ce sujet attise naturellement la controverse. Cependant, des initiatives germent ici et là pour défricher cette thématique. Le colloque organisé sur cette question sensible, les 2 et 3 novembre derniers à la maison de la culture de Béjaïa, constitue un premier jalon dans cette voie. La qualité des interventions inscrites à ce premier rendez-vous et la richesse des débats qui l'ont accompagné ont, évidemment, suscité l'enthousiasme des spécialistes et la satisfaction quasi unanime des participants. «Il était vraiment temps qu'un festival doublé d'un colloque sur la chanson kabyle existe ! L'ampleur des productions chantées n'est pas à démontrer», s'exclame, Farida Aït Ferroukh, anthropologue berbérisante, en sa qualité de coordinatrice scientifique de cette manifestation. Dans un bref exposé sur la question, Aït Ferroukh rappellera l'apport des chants populaires d'autrefois, et le passage à l'instrumentation moderne entamé à la fin des années 1920 par des pionniers comme Mohamed Iguerbouchen, Taos Amrouche parmi d'autres encore. Dès lors, de talentueux animateurs de radio, des artistes accomplis et de grands passionnés ont porté l'art musical berbère au rang de l'universel. La chanson et la musique kabyles «ont su s'imposer en qualité comme en quantité et donnent à voir une large palette de genres, qu'ils soient internes à la culture en question (veine poétique ancienne, différentes variétés vernaculaires, chaabi), empruntés à l'Occident (folk, rock, rap), à l'Orient ou aux deux à la fois, comme c'est le cas dans l'œuvre de Cherif Kheddam», explique-t-elle sans omettre de souligner que cet important héritage musical recèle d'importantes références sur les bouleversements historiques vécus par la région. Cheikh El Hasnaoui, Zerrouki Allaoua, Farid Ali, Slimane Azem, Moh Saïd Ou Belaïd, Cheikh Sadek Béjaoui, Cheikh Arab Bouyezgarene, Yasmina et Cherifa, pour ne citer que ceux-là, ont énormément contribué à l'éveil de la conscience nationale du temps de l'occupation française, ici même en Algérie et en métropole parisienne. Au lendemain de l'indépendance, en 1962, le chant kabyle a jalousement gardé son caractère engagé pour sauvegarder les référents identitaires et culturels de la patrie. Les œuvres de Kheddam, Hammadi, Noura, Salah Saadaoui, Akli Yahyaten, Farida, Lounis Aït Menguellat, Matoub Lounes, Hnifa, Youcef Abjaoui, Ferragui, Ouazib, Amour Abdenour et tant d'autres encore ont accompagné la lutte de la société civile algérienne pour l'émancipation et le progrès. Elles ont également aiguisé la conscience patriotique de l'émigration algérienne en France. Au cours des années 1970, le style kabyle a connu un renouveau qui lui a ouvert largement la voie sur l'universalité. Djamel Allam, Idir, Ferhat Imazighene Imoula, Meksa, Mennad, Chennoud, Takfarinas, Nouara, Zohra, Malika Domrane et des groupes mythiques comme les Abranis, Agraw, Ideflawen, Tagrawla, Djurdjura ou Afrock ont largement contribué à diffuser la chanson kabyle moderne dans toute l'Europe. Plus récemment encore, des voix exceptionnelles ont émergé pour donner un prolongement à ce cheminement extraordinaire. Brahim Tayeb, Si Moh, Akli D, Thalsa sont de dignes héritiers de leurs prédécesseurs. Mais l'irruption de la chansonnette commerciale et fêtarde a, cependant, donné un sacré coup aux puristes qui peinent à se faire entendre. Un phénomène ravageur qui multiplie aussi les mauvaises reprises des vieux tubes. «Le zdag rdag l'emporte et on peut, sans détour ni fausse pudeur, parler de crise de la chanson kabyle», diagnostique encore Aït Ferroukh. Les spécialistes estiment aujourd'hui que le changement positif passe par la lutte contre le piratage et par la finesse des mélomanes. Le goût du grand public pour les belles œuvres est, en effet, en mesure d'imposer la qualité sur les circuits commerciaux du disque. Ce sont là autant de questions qui ont suscité l'intérêt des participants à ce premier Festival de la chanson et de la musique kabyles qui s'est étalé du 1er au 6 novembre dernier à Béjaïa. Denise Brahimi, Arezki Graïne, Camille Lacoste-Dujardin, Mohamed Djellaoui, Claude Lefebure, Youcef Nacib, Abdelmadjid Bali, Ali Sayad, Mohand Akli Salhi, Ben Mohamed et Kamel Hammadi, connaisseurs avertis, ont «croisé» leurs regards sur les facettes multiples du répertoire musical kabyle. Cette première édition du Festival de Béjaïa a eu le mérite d'ouvrir un débat sérieux sur la chanson kabyle et promet d'encourager la recherche dans ce domaine. La manifestation, placée sous le patronage de la ministre de la Culture, a, en effet, suscité l'enthousiasme des professionnels, des spécialistes et, surtout, du public qui a eu droit à des concerts de très bonne facture.