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ENTRETIEN AVEC MARC BONAN, Essayiste et Poète :
«Mes deux rivages de la vérité»
Publié dans Le Soir d'Algérie le 14 - 09 - 2015

Marc Bonan est né en 1928 à Blida. Il effectue ses études à Alger et choisit le métier de meunier à Médéa où ses parents possédaient un moulin. Ce qui le conduisit à célébrer dans un même mouvement les affinités entre la poésie et la minoterie. Juif d'Algérie, il fut élevé par ses parents qui habitaient le quartier cosmopolite de Bab El-Oued, dans le respect des autres. Son père fut actionnaire du journal Alger républicain dès sa fondation. Il connaîtra l'amère expérience du numerus clausus imposé par Vichy en 1940 et sera donc relégué au statut de «juif indigène». «Ce fut le jour le plus noir de ma vie», dit-il. Cela renforcera sa détermination à refuser la conjuration du silence et à lutter pour une nouvelle Algérie fraternelle.
Le 1er juillet 1962, il tient un bureau de vote. L'indépendance de l'Algérie est acquise. Or, pour lui, le festin tourne à la désillusion. L'heure était au changement de rivage. «Dépatrié» est le mot que Marc Bonan préfère à «rapatrié». Marseille, ses merveilles et ses misères, scandées du haut de Notre-Dame-de-la-Garde par André Suarès. Sans oublier l'amitié fidèle avec l'auteur du Silence de la mer, l'écrivain et résistant Vercors qui fit maintes fois le voyage d'Alger. Les années ont passé.
Le parcours fut long et éprouvant mais plein aussi de belles découvertes sous le signe constant de la poésie. Jean Sénac d'abord qui l'encouragea dans cette voie. Il fut partie prenante du «Cercle Lélian» fondé par Sénac et, plus tard, du «Cercle Jean Richepin» qui naquit à Médéa. Conjonction des hasards ? Un ami d'enfance, qui enseigne en poète depuis longtemps à la Sorbonne Nouvelle les splendeurs et les misères de l'Andalousie, rappelait sur le Net un souvenir d'enfance : la mère de Marc Bonan avec son tablier toujours plein de bonbons qu'elle distribuait aux enfants du quartier du Moulin...
Souvenir poignant qui lui fait ajouter que sa mère «savait aussi partager une galette de pain azyme»... Dans Frères de là-bas, le fils écrit : «Partagez le sel et le pain/ Videz l'oubli de la mémoire/ Abolissez l'espace/Annulez le vide/...Vivez en paix.»Plus qu'en mémorialiste, M. Bonan s'exprime en poète. Déjà en 1955, il fut lauréat du Grand Prix de littérature de la Ville d'Alger.
Quatre ans après Mouloud Feraoun, note-t-il non sans fierté. De bouche à oreille, son recueil, revient – dans une version enrichie – vers le rivage natal en compagnie du recueil de son ami Hamid Nacer-Khodja, Après la main, dont le manuscrit fut annoncé en 1971 par Jean Sénac ! Tous deux réunis sous le titre générique La profonde terre du verbe aimer, et ce, grâce aux bons soins de Lazhari Labter Editions — lesquelles hélas s'apprêtent à mettre la clef sous le paillasson, faute de moyens... «...La meunerie, comme la poésie, exige de laisser naître, d'accueillir et d'aider. Plaise au ciel que les contempteurs soient moins nombreux et moins nombreux encore les inattentifs et les indifférents», écrivait M. Bonan dans son Petit meunier le 8 mai 1956.
Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah
Marc Bonan, vous êtes né à Blida et êtes devenu meunier à Médéa. Entre ces deux évènements marquants de votre parcours, vous avez pratiqué ce que vous nommez «la poésie meunière» qui, semble-t-il, vous a réussi : en 1955, vous décrochez le Grand Prix de littérature de la ville d'Alger. Racontez-nous ces premières péripéties fondatrices de votre parcours algérien...
Marc Bonan : Entre Blida et Médéa il y a Alger où j'ai fait mes études. Déjà dans Copains, le journal des collégiens, je commettais quelques poèmes. Quand je fis la connaissance de Jean Sénac, il m'incita à participer aux prix du «Cercle Lélian». Pierre Barbotte me gratifia alors d'une «mention honorable» en poésie. Je lisais alors dans Forge, Simoun, ou Les Cahiers du Sud les poètes ignorés ou rejetés par les enseignants. J'ai consacré deux émissions radiophoniques à Max Jacob et Jean Richepin. Maurice Vandelle, directeur des émissions littéraires et artistiques à Radio Alger, me proposa d'animer une série d'entretiens sur la poésie et la musique. Mais les moyens n'étaient pas à la hauteur de ses ambitions. Le Centre culturel Inter-Facs me demanda d'organiser un récital de poésie avec des amis poètes et la collaboration de la troupe théâtrale de Radio-Alger. Milosz, Jacob, Prévert et Rimbaud furent à l'honneur. Le journal des étudiants publia nos textes. Plus tard, meunier, j'ai écrit dans le journal du Syndicat un éloge de la poésie et de la minoterie.
Vercors, à l'issue d'une conférence qu'il fit à Médéa, m'engagea à me rapprocher de Seghers. Le temps, hélas, était aux combattants, pas aux poètes. A la suite d'un pari, j'ai envoyé Poèmes à dire — qui deviendra De bouche à oreille — à la Ville d'Alger pour son Grand Prix de littérature. Pari gagné ! Jacques Chevallier m'écrit pour m'annoncer ma consécration. Quatre ans après Mouloud Feraoun !
Vous grandissez dans une Algérie coloniale dont la population «indigène» est reléguée dans des conditions socio-économiques, culturelles et politiques lamentables en dépit d'un discours officiel se réclamant des grandes valeurs de la Révolution française. Aux côtés des nombreux «SNP» de l'état civil français, vous-mêmes êtes le lieu d'interrogations identitaires. Vous êtes à la lisière des «hommes sans nom», minoritaire dans la minorité européenne qui pourtant tient le haut de l'échelle sociale et détient le pouvoir politique exercé par la contrainte et la répression depuis la conquête coloniale en 1830 contre la majorité de la population arabo-berbère musulmane. En un mot, quel regard et quelle réaction avait le jeune juif que vous étiez dans les années 1940-1950 devant un tel paysage humain ?
Je dois à mes parents d'avoir été éduqué dans le respect d'autrui. Ils habitaient Bab-El-Oued, ce quartier rouge d'Alger où se mélangeaient Maltais, Espagnols, Italiens et Français de toutes confessions. Les arabes y étaient peu nombreux, tenus en lisière dans La Casbah. Nous lisions Alger républicain dont mon père fut actionnaire dès sa parution. On y lisait des articles de Camus et on les commentait. La détestation de la population arabo-berbère nous désespérait. J'en prenais le pouls en arpentant les rues de La Casbah, prenant le thé chez tel commerçant, le «Selecto» chez tel autre. Des hommes simples et généreux qui parfois se livraient en confiance.
Mais c'est à certains de mes maîtres comme Julia ou Czarnecki que je dois la connaissance du colonisateur. Julia écrivait dans Forge et dans Alger républicain ses craintes et ses regrets, mettant dans ses élèves ses espoirs d'un renouveau, ignorant que son discours serait battu en brèche par leurs parents. Jean Sénac me sortit définitivement de ma léthargie. Alors que nous nous promenions autour du cimetière de la princesse Béni Hassane, il prit une pause tragique et proféra : «Attendons-nous à de graves évènements.» Nous ignorions qu'Ali-la-Pointe et Yacef Saadi prenaient possession de La Casbah.
Juif algérien, de nationalité française octroyée par le décret Crémieux en 1870 à la communauté juive d'Algérie, vous êtes sous Pétain, en 1940, relégué au statut de «juif indigène». Comment décryptez-vous ces retournements dramatiques de l'histoire ?
Je n'ai jamais pu oublier cette période noire dans laquelle Maurice Garçon vient de me replonger avec son «Journal».Juifs avec le Dey, nous fûmes «décrétés» français par Crémieux, indigènes sous Pétain et à nouveau français à part entière avec de Gaulle. C'est pourquoi j'ai parlé d'«homme sans nom» dans ma contribution au Tombeau de Jean Sénac dirigé par Hamid Nacer-Khodja. Vous dites «retournement de l'histoire». Détournement, plutôt. On a pu confisquer mon identité.
Le jour le plus noir de ma vie fut mon exclusion du collège Guillemin après mon entrée en sixième. En pleine classe, un matin, notre directeur entre pour exiger des quelques élèves juifs présents qu'ils quittent l'établissement. Nous devions notre exclusion au jeu du numerus clausus instauré par Vichy.
Pas un mot de compassion, pas une explication. Dehors, les chiens ! On nous fit juifs ! Dans Ebauche du père, Sénac clôture l'histoire de Zaoui par une interrogation : «C'est pas bien d'être juif ?» En larmes, j'entendais mon père rappeler la souffrance d'un peuple. On alla au commissariat déclarer notre judéité. On prit à mon père son négoce et à mon oncle Lucien son entreprise. «La France aux Français !» Que diable !
Une école juive m'accueillit jusqu'à la réussite de l'opération Torch le 8 novembre I942. Une fois la République rétablie, je retrouvais le collège Guillemin et son directeur, le même, sourire en coin, mais pas un mot de bienvenue. Pas une explication. J'enrageais. J'allais désormais me battre contre l'injustice et la discrimination.
Vous écrivez dans votre étude «Un homme sans nom au temps de Sénac»* : «Pendant toutes ces heures sombres, les Arabes, dans leur grande majorité, refusaient d'ajouter leur haine à la détestation ambiante»...
Alors que les pétainistes criaient «La France aux Français» et chantaient la gloire du maréchal, d'autres indigènes manifestaient leur solidarité aux juifs dans la peine et la tourmente. Il faut remarquer que la promulgation du décret Crémieux ne suscita aucune contestation, bien au contraire, comme à Constantine où les autorités musulmanes «l'apprécient et l'approuvent». Michel Ansky dans son ouvrage sur Les juifs d'Algérie, du décret Crémieux à la Libération signale que d'aucuns y voyaient une porte ouverte aux Arabes qui désirent la naturalisation.
Le projet Blum-Violette comblait une espérance. Dans le Bulletin de la Fédération des Sociétés juives d'août-octobre I946, on apprend que les juifs accueillirent «avec une affectueuse attention les aspirations de la population musulmane conformément à l'impératif de fraternité qui n'admet ni excuse ni réticence». Des Arabes nous manifestèrent leur sympathie. D'aucuns se diront prêts à jouer les prête-noms pour épargner nos biens. D'autres narguèrent l'administrateur provisoire de notre moulin en répétant leurs visites. Ils allégèrent nos afflictions.
Plus tard, durant «la guerre d'Algérie», vous notez «le FLN ne cessa de rappeler que les juifs sont les vrais autochtones». Pourquoi, selon vous, durant la lutte pour l'indépendance nationale de l'Algérie, cette appartenance n'a-t-elle trouvé écho que chez quelques héroïques personnalités d'origine juive de la mouvance libérale ou dans les rangs du Parti communiste algérien ?
C'est vrai, le FLN parlait des juifs comme de véritables autochtones. Combien ai-je reçu de tracts dans ce sens et de paroles d'amis. Jean Daniel ne se voulait-il pas plus Algérien que Sénac parce qu'il s'appelait Ben Saïd ?
Un tract de la Wilaya IV affirmait que «parmi les spécialistes de "la question" actuellement en Algérie, on retrouve des hommes qui ont fait leurs classes sur des victimes israélites des camps d'Auschwitz et de Mauthausen». Certes, quelques juifs rejoignirent le FLN dans les maquis. Mais la grande majorité se voulait française et resta attentiste, mis à part quelques forcenés qui optèrent pour l'OAS. J'ai longtemps cru aux tracts reçus. J'avais lu Sur ce rivage de Vercors où des hommes de l'ombre deviennent tortionnaires.
Dans votre essai, vous rappelez le témoignage de Jacques Laïk sur son arrestation : «Je n'oublie pas un instant que mes heures les plus extraordinaires furent celles d'Algérie dans la pierre de ma cellule, à Barberousse, au-dessus des condamnés à mort criant leur foi et leur liberté.»
Y a-t-il eu en Algérie des juifs libéraux? J'en fus. Leur comité a pour organe d'expression celui de la Fédération et pour journal L'Espoir.
Chez eux, les convictions sont sûres, les actes sont souvent incertains et parfois courageux. Ainsi Jacques Laïk, professeur au lycée Bugeaud, fut arrêté pour avoir hébergé une amie communiste et corrigé un tract intitulé Un groupe d'Israélites de Constantine vous parle rédigé par le PCA. On l'écroua à Barberousse. Sitôt élargi, il m'écrira les mots que vous rapportez. Pensait-il à Ferradj et Zabana ?
Dans Récits d'une longue patience, Daniel Timsit débutera son récit par les plus beaux jours de sa vie : la prison.
N'oublions pas que le I4 janvier I956, au 115 de la rue Michelet, les présidents de l'Ugema, de la Fédération protestante et des étudiants juifs confrontaient leurs idées avec loyauté et détermination. Un de leur professeur payera son engagement d'homme libre.
Vous-mêmes, en vous engageant en faveur de la cause algérienne, vous dites «j'ai refusé la conjuration du silence» pour vous retrouver entre deux feux : «Suspecté par ceux que j'avais abandonnés et rejeté par ceux que j'avais choisis, j'ai dû céder la place sans jamais regretter mon engagement.» Or, en vous mariant en 1961, vous aviez l'intention de «Vivre Algérien en Algérie» alors que l'OAS fait encore régner la terreur à Alger... Parlez-nous de ces premières journées de l'indépendance où vous teniez un bureau de vote...
Dans un courrier du 22 novembre I958, Farès m'écrit que «l'histoire jugera ceux qui se sont fait complices de cette escroquerie morale préférant la chirurgie à l'aspirine». Depuis longtemps ma décision était prise : lutter contre ceux qui voulaient le pays à leurs bottes, prêts à mourir pour lui, mais ailleurs de préférence. Comme l'écrit Pierre Nora dans Les Français d'Algérie, j'étais de ceux qui «au lieu de vivre l'éternel passé ont préparé l'avenir où ils sentent qu'ils n'auront pas leur place».
J'ai milité pour cet avenir. Quand j'épouse Gisèle, la nièce du grand rabbin Choukroun assassiné à Médéa, elle n'ignore rien de mes intentions. Elle enseignera aux plus petits d'une école médéenne sans jamais déserter cette ville où je tiens un bureau de vote le 1er juillet 1962. C'est la victoire massive du OUI. Ma patrie est née ce jour-là.
Le lendemain c'est la fête en Algérie. En un rien de temps, les drapeaux sont déployés, les balles sifflent dans tous les sens. Les cafés maures diffusent Kassaman. Dans les voitures et camions réquisitionnés, djounoud et fellahs sillonnent la ville, fusils, haches, serpes et bâtons brandis sous les youyous des femmes à leurs fenêtres. Le peuple des rues prend possession de sa terre et de son histoire tandis que les biens vacants sont squattés, les fermes occupées et les vignes arrachées. Des enseignants arriveront en masse du Caire et des infirmiers yougoslaves et bulgares usurperont le titre de médecin. Notre hôpital n'est plus que l'antichambre de la mort. Deux pharmacies subsistent encore dont celle de mon oncle Edmé.
C'est l'heure des grands enthousiasmes chantés par Jean Sénac. Or, pour vous, le festin tourne à la désillusion. «Nous serons nombreux à payer les fautes que nous aurons pourtant combattues», avait prédit le même Sénac. La nationalisation du moulin familial et autres désagréments inattendus finiront par vous pousser inexorablement à «changer de rivage».Vous ne dites pas «rapatriés» mais «dépatriés». Où est la nuance pour vous en quittant «une terre possible» pour «une terre permise» ?
Comme était vraie la prédiction de Sénac ! On ne voulait pas de moi comme Algérien. On «nationalisa» le moulin, m'interdisant d'y accéder. En août I964, nous quittons l'Algérie. Nous étions de ce «petit reste» dont parle Mandouze dans ses Mémoires d'outre-siècle. Nous n'avions plus notre place sur la terre de nos ancêtres. Changer de rivage. Se déprendre de sa terre natale. Parmi les rapatriés je me voulais «dépatrié», hors patrie. Des amis m'écrivent de là-bas ou viennent jusqu'à moi. À leurs semelles, notre terre.
Votre arrivée en France, à Marseille, en particulier ?
En Algérie je lisais déjà Marsiho d'André Suarès qui du balcon de Notre-Dame-de-la-Garde nous conviait à découvrir les splendeurs et les misères de sa ville.
Errant du Vieux Port à la Porte d'Aix, j'étais à l'écoute du parler marseillais, du «pataouète» des pieds-noirs et des mots arabes toujours enrobés de miel et d'épices. Embauché par une mutuelle d'assurances, j'arpentais la ville pour vendre ses contrats. Passant régulièrement devant le siège d'une compagnie maritime, je revoyais les encarts publicitaires des «Cahiers du Sud» qui couchaient sur papier glacé des bateaux où j'embarquais pour d'impossibles rêves et m'ancrais chez les poètes, confirmés ou en devenir, que la revue publiait.
Comment avez-vous vécu ces 50 dernières années ? Votre rencontre avec Hamid Nacer-Khodja ?
En activité ou retraité, j'ai lu et relu des tas de livres, ne prenant la plume que pour écrire des poèmes, correspondre avec des amis comme Vercors ou des écrivains découverts au gré de mes choix. C'est ainsi qu'après avoir lu Visage d'Algérie de Jean Sénac, je m'empresse d'écrire au documentaliste qui a su capter à merveille les regards du poète sur l'art. Hamid Nacer-Khodja habite Djelfa où Gisèle est née. Déjà treize années de connivence et d'amitié. Quand il soutint sa thèse sur Sénac, à l'université de Montpellier, nous sommes présents pour l'encourager. D'autres assistent à la soutenance comme Xuereb, un ancien du «Cercle Lélian» que j'ai connu à Alger, ou des poètes encore ignorés comme Hamid Tibouchi ou Majid Khaouah. Le professeur Guy Dugas m'interroge sur l'Algérie. Il me proposera par la suite d'écrire un article sur le moulin de Médéa paru dans Doux souvenirs d'Algérie.
Que concluez-vous de l'expérience de réunir en un seul ouvrage deux recueils de deux poètes ?
Devenu mon ami, Hamid Nacer-Khodja, de passage à Marseille, ne cessa de farfouiller dans ce qu'il appelle «la caverne d'Ali Baba» à la recherche d'un livre sur l'Algérie ou d'un bouquin de Sénac, de Camus, de Roblès ou de Jules Roy. Je lui dois beaucoup et en particulier notre recueil publié à Alger, mon rêve ! C'est lui qui en fut le maître-d'œuvre. Il tenait à mélanger nos encres et nos voix des deux rives. Hamid Tibouchi y ajouta quelques coups de pinceau.
Ainsi naquit La profonde terre du verbe aimer. Ce petit livre est un pont jeté entre ma terre natale et ma terre d'accueil, entre une «terre possible» et une terre permise, ce que René Char appelle les «deux rivages de la vérité».
A. K.
* In Tombeau pour Jean Sénac, éditions Aden, ouvrage collectif sous la direction de Hamid Nacer-Khodja.


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