Le cort�ge nuptial s��tire � n�en plus finir. Il s�arr�te lorsque la voiture de t�te, une Merdessa- Caoucaoua, (Mercedes cacahu�te) bleu ciel � qui on peut faire confiance car elle est baptis�e chez nous � d�faut d�y �tre fabriqu�e, stoppe sous le tunnel de Oued-Ouchayah. On se cam�re en num�rique un tantinet sous l�ouvrage et, puisqu�on y est, on se fait un petit pas de deux sous les n�ons de la vo�te en b�ton. Que les gens dans les bagnoles derri�re, une enfilade de Clio-Debza (Clio-Poing), de Clio-Debana (Clio- Mouche) et de M�gane-Caskita (M�gane-Casquette), soient de fait emp�ch�s de vaquer � leurs affaires ou � leur absent�isme, rien � cirer. Z�avaient qu�� pas �tre l� ! Puis le premier de cord�e donne le la et on repart, les avertisseurs � tout berzingue, les sourdes percussions des t�bablas endiabl�s sur le plateau de la 404 b�ch�e scandant la marche nuptiale vers l�accomplissement de leur union. A l�int�rieur de la Merdessa rutilante, le capot parsem� de fleurs, la mari�e est confite d�anxi�t� sous son chignon � boucles, une mode du d�but des ann�es 1990 � laquelle les mari�es alg�riennes semblent statistiquement tenir, sa robe taill�e sur mesure jusqu�au dernier fil mieux brod� que celui du dernier mariage en date dans la famille, ses bijoux d�emprunt, ses fards fades et son �ventail qui a eu � peine le temps de respirer � la sortie de son emballage du bazar d�Istanbul. Sur deux kilom�tres de voitures, �a flamboie tout ce que �a peut. �a brille tous azimuts : les bagnoles sortent du lavage quand ce n�est pas direct de chez le concessionnaire, les robes du pressing quand ce n�est pas direct de chez la couturi�re, les bijoux des coffres quand ce n�est pas direct des bas de laine, les lunettes des �tuis quand ce n�est pas direct du bateau en provenance des Tout-�- 2-euros de la Porte d�Aix � Marseille, les visages de chez l�esth�ticienne quand ce n�est pas direct des mains de la cousine Khdaoudj qui a un talent pour chaque doigt et un doigt pour chaque billet. On repart dans une cacophonie de klaxons �grenant les �ternelles notes sous forme de strat�gie d�entra�neur de foot, un petit 2/4 vite fait bien fait, qui veut tout dire et ne veut rien dire. Dans la ti�deur vesp�rale, lorsque la canicule rentre les chaises, on s��clate � la salle des f�tes El Manar, un garage sous forme de blockhaus en b�ton, dont l�apparence, �pre, ne donne pas vraiment le c�ur aux r�jouissances mais enfin, c�est mieux qui si c��tait moins bien. C�est comme si tu dansais au milieu d�un chantier. A la musique pr�s, en troquant par exemple les miaulements du synth�tiseur d�figurant l�harmonie au vitriol par le m�lancolique filet du violon tzigane, tu te croirais dans un film d�Emir Kusturika. Du baroque infalsifiable ! Par certains aspects, tu crois �tre dans Le temps des gitans, ce chef-d��uvre qui t�immerge dans la d�mesure d�un univers o� les droites parall�les et les montagnes, d�fiant tout bon sens, finissent par se rencontrer. Fascinant, et tellement pitoyable ! C�t� femmes, c�est un v�ritable d�fil� de modes o� se t�lescopent plusieurs �poques et plusieurs genres. Dans la ch�tive lumi�re grise chichement diffus�e par des spots encastr�s dans le stuc, c�est un festival de caftans festonn�s de fils dor�s, de mansouriahs cousues main, de robes kabyles rivalisant de chatoiements, de robes de soir�e tout droit venues du bazar de Saint- Denis, de tuniques orientales arrivant de Shangha� en surpoids des valises de ma�ons chinois. C�t� hommes, c�est plus sobre. L�atmosph�re est m�me � la gravit�. Quelques cravates pendant sur des bedons respectables et des p�roraisons emplies d�amour de la patrie ingrate et de science islamique infuse te rappellent le croisement des �quinoxes devant lequel les chemins h�sitent. Les vieux s�alignent autour de tables en formica recouvertes de nappes en plastique vert zaou�a, nouvelle couleur de l�arc-en-ciel national, et plongent la cuiller dans l�assiette o� le couscous forme une kouba. Mastiquant la graine dans le silence de leur m�ditation, les vieux ont des gestes m�thodiques et pr�cis, presque mani�r�s. Ils parlent peu, se contentant de hocher la t�te en signe de politesse lorsqu�un moins vieux qu�eux les saluent ou qu�un de ces jeunes qui servent, le tee-shirt fluo et l��pi de cheveu dress� au gel, leur lance une vanne affectueuse. Ils boivent de la limonade jaune comme un canari et gazeuse comme un comprim� effervescent en s��tonnant d��tre encore l� pour voir le monde, le leur, celui des cimes, celui du nif, plier jusqu�� rouler dans la fange. Les jeunes serveurs, qui parlent en tra�nant chaque syllabe comme s�ils cherchaient pour chacune d�elles la phrase musicale idoine, leur donnent du a�mou � en surench�rir la chorba et s��tonnent, eux, qu�on ait pu vivre une autre �poque que la leur. Au milieu, il y a ceux qui attendent le deuxi�me service car les services suivent un ordre chronologique, et qui ne sont ni jeunes comme les serveurs ni vieux comme les vieux. Ce sont les demi-vieux, les 30-50 ans. A eux seuls, ceux-l� font un monde, celui de l�entre-deux. C�est un paysage humain fini comme une toile de ma�tre. Il y a le petit maigre flottant dans sa chemisette grenat, qui ne souffle mot. On ne saura rien d�autre de lui, sur lui, sinon qu�il est d�une patience et d�une introversion �gales l�une � l�autre. Il y a le m�decin m�lomane qui pr�f�re causer du quart de ton chez Zyriab plut�t que de continuer � mesurer l�insondable incomp�tence de ses responsables. Il y a le directeur du personnel d�une entreprise, qui te classifie s�ance tenante les diff�rentes pathologies du travailleur alg�rien face au travail, du vyasse r�current, rompu � toutes les formes du tzarti, au pauvre bougre qui tue p�re et m�re pour se tirer une heure avant la fin de journ�e. Il y a le mokh tout-terrains qui, en deux verbes et un proverbe, te r�sume les intentions g�opolitiques de Bush fils au Proche- Orient et t�offre, en prime, une analyse sagace des tenants et aboutissants dans l��uvre discursive de Bouteflika. Il y a l�universitaire timor�, serrant sa sacoche en simili cuir, qui �coute ce remue-m�nage en essayant de l�inscrire dans une probl�matique qui tienne la route. Il y a l�ing�nieur en p�trochimie qui vitup�re les d�serteurs qui, bourse de l�Etat alg�rien en poche, pr�f�rent bosser pour les Texans plut�t que de rendre au peuple alg�rien son d�. Il y a l��migr� qui, d�cid�ment, ne s�y retrouve plus car �migr� ici et immigr� l�-bas, il est partout de passage et, de ce fait, n�a d�avis sur rien. Il y a les autres, tous les autres qui sont autant d�ombres peuplant une chanson de Jacques Brel. C�t� femmes, �a chauffe. Les robes de rechange sont sous cl� dans des cabas align�s par ordre de grandeur dans de petites pi�ces creus�es comme autant d�alv�oles dans les murs gris de la salle El Manar. Dj 4x2x4, au look r�tro, catogan et lunettes double pare-brise noir � la Ray Charles p�riode opaque, engage illico Jos�phine de Reda Taliani, un tube �ternel, passant d�un �t� � l�autre avec l�aisance d�un champion du 800 m�tres haies survolant les obstacles. Aux premi�res notes, on sent comme un murmure de tissus bariol�s, les navires poussent le cri du d�part et la salle El Manar se met alors � vibrer de tous ses parquets. C�est le d�lire. Quatre g�n�rations de robes �tendent leurs tissus comme un arbre ses branches. Le DJ, qui sait sa dramaturgie, ne laisse pas retomber le souffle. Il te flanque un Idir de derri�re les fagots et voil� le Bassin m�diterran�en qui ondule sans coup f�rir. Les tubes s�encha�nent. DJ 4X2X4 met de l�huile. Les quatre g�n�rations de robes n�ont pas le temps de soupeser le monde, son ingratitude structurelle, ses turpitudes r�p�t�es, sa pollution mentale �paisse comme une cr�me. �a s�est fait avant, cela continuera � se faire. Pour le moment, c�est la tr�ve des baklawa. On s�amuse et chacun sait la place o� il doit �tre. La mari�e, sur sa chaise, est belle. C�est la seule qui bosse dans cette assembl�e de f�tardes. Toutes les heures, elle est oblig�e d�enfiler une robe diff�rente. Un sacr� boulot pour lequel, par exemple, Claudia Schiffer empoche des sommes �quivalentes � un millier de fois la valeur marchande d�El Manar. La mari�e, elle, le fait pour le fun. La nuit est entam�e comme un fruit par le ver. La fatigue monte c�t� hommes et c�t� femmes. Les spots gris d�El Manar commencent � s��teindre. DJ 4X2X4 touche au but. Il arr�te ses platines. On ramasse les cabas dans les alv�oles. A tous les scintillements homologu�s s�ajoute d�sormais celui de la sueur sur les fronts. Les voitures s�enfoncent dans la nuit et El Manar plonge dans l�obscurit�. La mari�e se demande alors o� �tait pass� le mari� pendant tout ce temps.