«Je ne connais que trois manières d'exister dans la société: il faut y être mendiant, voleur ou salarié.» Mirabeau «Ce qui fait la vraisemblance d'un récit, ce n'est pas seulement la qualité des principaux personnages qui confrontent leurs problèmes, mais la permanence des autres rôles secondaires qui viennent épicer la sauce du texte. Qu'est-ce qu'une épice dans une sauce? Rien de moins qu'une petite pincée d'une matière négligeable sur le plan quantitatif, mais qui va se révéler importante sur le plan qualitatif: celle qui relèvera le goût du plat et lui donnera un arôme qui aura un effet certain sur les glandes salivaires. Je ne peux m'imaginer la vie de ce quartier où survit Méziane le clando, sans le passage régulier de ces personnages secondaires qui ajoutent, chacun à sa manière, une touche à ce tableau pointilliste. Il y a d'abord (et je commence par les figurants), ce faux mendiant qui vient de temps en temps et s'étale de tout son long en face de la cave occupée par l'ancien gardien de parking. Ses lamentations ne laissent personne indifférent tant elles paraissent lugubres: c'est le S.O.S d'un être en détresse qui appelle une partie de l'humanité qui paraît plus privilégiée que lui. Comme le faux mendiant commence «son travail» à huit heures et que ses plaintes dérangent les couche-tard, il arrive que le père de Méziane le clando, qui est dur d'oreille, l'invite brutalement, sur un ton belliqueux, à changer de quartier. Aussitôt, d'autres voisines qui ont la voix tonitruante du père de Méziane en horreur, se mettent à jeter des pièces de monnaie qui atterrissent dans un tintement répété aux pieds du mendiant. Cela provoque un flot de bénédictions proférées par le mendiant qui ramasse son butin tout en levant la tête pour connaître l'origine de cette manne céleste et cela augmente la rage du père de Méziane qui, à son tour, se tord le cou pour identifier les mégères qui viennent contrarier d'une manière intempestive son intervention. Il faut dire que la surdité et l'indiscrétion du père de Méziane sont connues dans tout l'immeuble: les confidences qu'il fait à ses proches traversent les murs les plus épais. De plus, il a la fâcheuse habitude d'attendre d'être au pied de l'immeuble pour héler sa tendre moitié et lui demander ce qu'il doit acheter. Il s'ensuit un dialogue de sourds qui amuse les mégères accrochées à leur balcon et provoque des commentaires sur l'éducation du père de Méziane qui a la voix tonitruante de son père. Pour en revenir au mendiant, on peut s'apercevoir que malgré son passage épisodique, il joue un rôle de révélateur dans la description des caractères des gens qui habitent l'immeuble. De plus, si on le suit dans ses déplacements, on peut bénéficier d'un complément de documentation sur la faune qui peuple cette cité. On apprend par exemple que le mendiant, s'il est réduit à cette triste et douloureuse extrémité, jouit d'une très faible retraite pour la simple raison qu'on le croise tous les 22 du mois à la poste du quartier où il fait le pied de grue pendant deux heures pour toucher une très mince liasse de billets usagés qu'il ne prend même pas le temps de compter. On le rencontre tous les jours par contre, une fois sa quête terminée, dans ce café situé au centre-ville, en train d'échanger les pronostics avec ses complices et concurrents victimes de la passion du cheval. C'est le drame du mendiant. Nul ne sait où il a contracté le virus incurable du turf, mais tout son argent y passe. C'est ce qui lui vaut d'ailleurs le mépris de toute sa famille qui l'a rejeté: il est réduit à habiter dans une cave.»