La vieille Khadoudj et le vieux Mokhtar habitaient un village retiré où, malgré quelques notions du modernisme, la vie est bien rude. Ici dans ce patelin il faut se lever aux aurores pour traire les vaches, ramasser les œufs, nettoyer le poulailler, mettre en caisse les légumes destinés au marché, etc. Khalti Khadoudj a toujours vécu ainsi. Cependant, elle entendait souvent parler des femmes de la grandes ville, qui étudiaient, conduisaient des véhicules et travaillaient dans des bureaux. - Cela doit être bien monotone, disait khalti Khadoudj à son époux el-hadj Mokhtar. Comment peut-on rester enfermé durant de longues heures dans un bureau et ne voir que des papiers ? - Elles sont habituées, rétorquait Mokhtar. Tout comme tu l'es toi-même avec ton écurie et ta basse-cour. - Tout compte fait, je préfère ma vie à la leur. Vaut mieux devenir rouge comme une cerise en piochant la terre, que pâle comme un citron en triant des papiers. - Oh ! Ne t'en fais pas, femme. Ces femmes trouvent leur vie plus attrayante que la tienne et savent en tirer profit. - Mais comment font-elles pour faire leur ménage, pétrir leur galette et élever leurs enfants ? - Elles savent se débrouiller. Elles font leur ménage avec des appareils. Quant à la galette, cela fait belle lurette que les femmes citadines ont perdu jusqu'à son goût, puisqu'elles ont des boulangeries qui leur fournissent du pain, pas aussi bon que ta galette bien sûr, mais elles le trouvent meilleur et plus facile à digérer. Leurs enfants pour la plupart sont à l'école ou à la crèche. - La crèche ? Qu'est-ce que c'est ? Une école ? - Disons plutôt une sorte de garderie pour les petits enfants. - C'est comme dans mon écurie. Tout le bétail y passe. Mokhtar éclate de rire. - C'est un peu ça, oui. Tu as raison, femme. Tous les enfants de 2 à 5 ans y sont admis. Il y a cependant une condition qui fait l'exception. Dans ces crèches, la garde est payante, contrairement à ton écurie où les animaux mangent et dorment gratuitement. - Pas gratuitement, puisqu'ils me fournissent du lait, des œufs et de la viande. El-hadj soupire. - Oh ma chère femme ! Quand je pense que notre fils unique est dans cette grande cité ! - Oui, mon cher époux. Il m'arrive à moi aussi d'y penser, et d'espérer que Athmane ne soit pas trop influencé par le rythme de cette vie. - Il est déjà influencé. Ne vois-tu pas sa manière de s'habiller ? - Oui. Mais il est jeune et vit son époque. - Moi à son âge, je portais la gandoura et le chèche. J'étais déjà marié et responsable de toute une famille - Mais les temps ont changé, mon ami. - Et si jamais il nous ramenait une femme de la ville ? - Oh non ! Ça, je ne pourrai l'accepter. - Pourquoi ? - Mokhtar ! Tu viens de me faire un portrait de ces femmes de la ville. Comment veux-tu que j'accepte une belle-fille qui ne connaît rien à la basse-cour, qui s'habille comme un homme et envoie ses enfants dans une cruche ! - Crèche ! Crèche. Pas cruche, dit Mokhtar entre deux éclats de rire. (À suivre) Y. H.