Un texte fort, une mise en scène exigeante, une bonne interprétation… What else ? Dès son intraduisible titre, Asfar ennar el barda (littéralement «Les volutes de la flamme froide»), étale sa démesure. La mise en scène de ce foisonnant poème dramatique de Saïd Mahmoudi par Haïder Benhassine en démultiplie la charge. Elle a cependant l'élégance de ne pas basculer dans l'emphase qu'il charrie. Avec elle, Haïder s'est engagé sur un nouveau sentier dans sa quête d'un théâtre de l'exigence. Il est dans la suite logique de ses précédentes créations, s'appuyant sur des textes forts à l'exemple d'Oubliez Hérostrate, de Grigori Gorine, sa première grande mise en scène et Hallaj el kheïr, Hallaj el fouqara, sa dernière, toutes d'une veine élitiste qui ne largue pas le grand public au cours de la représentation. Bien au contraire. Avec Asfar, le risque d'un surcroît d'hermétisme n'a pas fait reculer Haïder. Il en joue même avec bonheur. Les puristes qui abhorrent les nouvelles écritures dramatiques et scéniques n'ont pas aimé lors du dernier festival national de théâtre professionnel. Ils ont eu tort ne serait-ce que parce que ce spectacle de théâtre expérimental fonctionne. Il happe le spectateur tant au plan de la raison que des tripes, l'entraînant entre émotion toute intellectuelle et affectivité lorsqu'il monte en cadence. Le rythme est démentiel par moment. Il est question de chaos, de nos mythes fondateurs et des figures qui ont forgé notre imaginaire collectif. On passe parfois de l'arabe littéraire au dialectal dans une sorte de mise en abîme, comme si on passait de la fiction à la réalité. Le spectacle prend alors de la fraîcheur, versant dans un corrosif humour, celui du tragi-comique. Dans la représentation qu'il nous a été donné d'assister à la maison de la Culture de Témouchent, le spectacle se décline hors des sentiers battus des successifs tableaux et scènes. Il est donné d'un trait. Avec toutes les caractéristiques d'un monologue, son délire verbal se décline entre plusieurs voix, celles de sept personnages (trois femmes et quatre hommes) qui pourtant, bien que distincts ne sont que les diverses facettes d'un seul locuteur. Haïder les fait se déchirer et s'entredéchirer, donnant ainsi à suivre une pièce dialogique, insufflant l'action là où il n'y en avait pas dans le texte. On passe de tourments intérieurs à un conflit entre protagonistes. Cet exercice rappelle par certains aspects le théâtre halqa de Kaki et Alloula où plusieurs personnages, individuellement ou collectivement, prennent en charge un récit. Si chez Alloula et Kaki il est question de théâtre épique et de goual se démultipliant en plusieurs autres, passant du statut de coryphée à celui de chœur, chez Haïder, c'est du théâtre dramatique. Mais encore, dans son cas, les personnages ne sont pas les clones des uns des autres lors du dédoublement du goual. Ils sont des personnages distincts. La direction d'acteurs et leur puissance de jeu sont remarquables. La scénographie, due au metteur en scène, ne joue d'ailleurs pas d'un dispositif scénique mais de la plasticité des corps des comédiens et de leur répartition sur scène. Par moments, leurs déplacements collectifs ou en solo et les contrepoints que leur opposent l'un ou l'autre dans leur évolution, sont de l'ordre de la chorégraphie. Youcef Meftah a stylisé les mouvements sur scène. La lumière vient en appoint mais sans trop se faire voyante. La musique d'Hassan Lamamra est également en forte complicité avec les séquences monologiques, les habillant du lamento d'un taqassim ou de la fureur d'une haletante rythmique. Dans la distribution, il y a Amal Menghad, l'assistante du metteur en scène, dans un ingrat rôle qui n'est secondaire qu'en apparence. Samia Meziane, depuis sa distribution dans Oubliez Hérostrate, a gagné en métier dans l'art des tréteaux, elle qui a d'abord percé au cinéma. Hafida Benrazi est tout aussi convaincante en personnage moins contrasté, plus fragile. Ahmed Deham, sortant de l'ISMAS depuis deux années, est la grande révélation du spectacle. Il est impressionnant de présence, étalant une formidable palette de jeu. Quant à Brahim Djaballah, Mohamed Amine Boussaïd, Salim Aït el Hadj, ils n'ont pas démérité. Allez les voir, Asfar ennar el barda est actuellement en tournée nationale. Il la ponctuera à Alger dans un espace non conventionnel : le musée de la calligraphie.