Vallée de oued Boubhir, années 1970. La Révolution verte bat son plein. Le fellah est au centre du discours idéologique du socialisme de Boumediene. Un village prend forme en quelques mois pour caser des paysans arrivant avec enfants et bagages des wilayas du centre du pays. Maisonnettes avec jardin, école primaire, unité de soins, marché couvert (Souk El Fellah), bureau de poste, hammam, antenne de mairie, mosquée, toutes les infrastructures nécessaires sont mises en place pour faciliter la vie aux nouveaux exploitants agricoles. «Les travaux de construction ont été achevés en 1976 et le peuplement du site a commencé en avril 1984. Les premiers convois sont arrivés d'Alger, de Dellys et de Bordj Menaïel entre autres», se rappelle Ouksir Seddik qui a vu naître la «karya ichtirakia». Natif de la région, il travaillait comme gardien au Souk El Fellah du coin. «Au départ, l'Etat voulait bâtir 300 logements, mais au final seulement 156 unités ont été réalisées. L'objectif recherché par les gouvernants de l'époque était d'améliorer les conditions précaires des paysans qu'on avait fait venir d'un peu partout. Il s'agissait aussi d'encourager le travail de la terre, mais à vrai dire il n'y avait pas d'agriculture. Le nombre d'exploitants terriens ne dépassait pas la dizaine», résume M. Ouksir désigné présentement à la tête du comité de village de Boubhir, pour, dit-il, défendre les droits de ses concitoyens. Que reste-t-il, 39 ans après, du «mythe» agraire symbole d'une Algérie foncièrement rurale tant rêvée par Boukharouba ? Premier constat : le bonheur n'est plus dans le pré. Les logis sont sommaires, le chômage pesant et le train de vie précaire. Les lieux ne paient pas de mine. Entrée du village, un tapis interminable d'ordures ménagères longe le chemin de wilaya menant vers Illoula Oumalou, la commune-mère. «C'est l'œuvre d'automobilistes de passage et autres commerçants pollueurs», peste un vieil homme allongé sur une peau de mouton à l'ombre d'un eucalyptus en cette journée torride de septembre, indifférent à la circulation automobile et aux odeurs perfides émanant de ce dépotoir à ciel ouvert. «Du temps de Boumediene, ce n'était pas comme ça. Le village ''kane yechaâl'' (resplendissait). Les gens venaient même d'Alger pour faire leurs emplettes au Souk El Fellah. Il n'en reste plus rien aujourd'hui. La majorité des familles qui y résidaient sont rentrées chez elles durant les années 80' et 90'. Les quelque 900 âmes qui peuplent le village aujourd'hui sont originaires d'Illoula et des communes voisines», lance-t-il, un brin nostalgique. Midi. Nous nous enfonçons dans les entrailles du premier village socialiste de la wilaya de Tizi Ouzou. La piste principale est défoncée et parsemée de crevasses. Poussiéreuses en été, boueuses en hiver, les venelles du hameau constituent un sujet de préoccupation pour les résidants. «Nous n'avons eu de cesse de réclamer la réfection des routes. L'étude et la fiche technique du projet de bitumage sont bloqués au niveau de l'APC», croit savoir un citoyen. «Quand le Souk El Fellah était encore en activité, les gens venaient même de la capitale pour s'y approvisionner à bas prix. Maintenant, nous sommes livrés à nous-mêmes. On est marginalisés dans tous les domaines, notamment en ce qui concerne les recrutements pour nos enfants. Les gens qui étaient ici durant les années 1970 sont repartis dans leurs wilayas d'origine. Seulement 25 familles sont restées. Certaines ont vendu leurs biens. Les habitations sont très vétustes. Ce sont de minuscules appartements de 13m/13 où il est difficile de vivre quand on est nombreux. Imaginez trois couples d'une même famille dans un appartement de deux pièces ! Les gens veulent annexer à leur maison l'espace servant de jardin afin d'avoir plus d'espace, mais voilà que seules les modifications internes sont tolérées par les services de la commune et de la wilaya. Nous souhaitons leur régularisation pour qu'ils puissent construire mieux par leurs propres moyens. Le périmètre du village est de 19 hectares dont 9 ha bâtis. Il y a suffisamment d'espace pour faire l'extension», remarque le président du comité de village. Nous accostons deux jeunes qui faisaient un brin de causette près d'une construction affaissée assiégée par des herbes folles. «La majorité de ceux qu'on avait fait venir dans ce village sont rentrés chez eux. Ils ont tout vendu. En 1991, les logements étaient cédés entre cinq et dix millions de centimes», nous apprend un habitant qui dit avoir acquis pour ses enfants une maison à 10 millions de centimes. Une virée plus loin renseigne sur l'état de décrépitude avancée de l'ex-village du socialisme étatique du défunt président Boumediene. Fermes abandonnées, bâtisses en ruine, champs en jachère. Du Souk El fellah, il ne subsiste que le souvenir lointain d'un lieu commercial qui rayonnait sur toute la région. Ni marché ni paysan à l'horizon. Livrée aux aléas de la nature, la bâtisse est transformée en écurie. Les villageois réclament sa réhabilitation pour y ériger des locaux commerciaux ou autres services au profit des chômeurs. La salle polyvalente qui abritait une cafétéria et des bureaux a subi le même sort : abandon et désolation. Fermée depuis longtemps, elle fera l'objet de squat par des indus-occupants avant d'être transformée en coopérative qui finira par faire faillite. Le bain maure, autre vestige du passé glorieux du village Boubhir n'est plus en activité. Ce qui reste de ce hammam est occupé par des militaires. Boubhir disposait également d'une antenne de mairie qui sert d'habitation. Seule l'école primaire a survécu à la disparition du dernier legs de la «thaoura ziraiya» dans la wilaya. L'établissement accueille des élèves jusqu'en classe de 5e année. Pour le collège et le lycée, ils doivent «monter» au chef-lieu de la commune d'Illoula distant de 6 km. Les besoins de la population sont multiples. Oubliés des programmes de développement, les villageois attendent des emplois et des subsides afin de ne pas prendre à leur tour le chemin de l'exode. «Les responsables viennent nous voir à la veille des échéances électorales. Ils nous gavent de promesses, puis s'en vont». Le village agricole de Boubhir retrouvera-t-il un jour son lustre et sa vocation d'antan ?