Régulièrement, certaines régions d'Amérique du Sud sont dévastées par des armées composées de milliards de fourmis légionnaires. Les indigènes ont donné un nom à cette invasion, aussi imprévisible que destructrice ; ils l'ont appelée la «marabunta». Nous sommes au début des années 50 dans le centre du Brésil. Une fois de plus, le commissionario lève la main pour donner plus de poids à sa mise en garde : — Je t'assure, Meffertz, rien n'arrête ces créatures. C'est comme l'eau, c'est même pire ! Gunter Meffertz hoche la tête et adresse un large sourire au vieil homme : — Cette propriété que tu vois, c'est une ferme modèle. J'y ai mis tout ce que la technique a de plus perfectionné. Alors tu penses si tes fourmis... — Ces fourmis-là sont plus fortes que tout, insiste le vieux. D'ailleurs, ce ne sont pas «des» fourmis, c'est une seule armée, unie, indivisible. C'est la marabunta. — Bah ! La marabunta ! — Tu ne sais pas de quoi tu parles, Meffertz. Tu ne sais vraiment pas. Sitôt le vieil homme parti, Gunter réunit ses hommes — une cinquantaine en tout — pour leur faire part de la nouvelle : les fourmis légionnaires arrivent, elles sont en route. Aussitôt la peur se lit sur les visages ; cependant tous les ouvriers font une telle confiance à Gunter que personne ne bronche. — Les chevaux sont bien nerveux, remarque le patron le lendemain matin. Et peu de temps après, il voit passer le long de la propriété une incroyable faune en fuite : des cerfs, des pumas, des tapirs, tous mêlés et ne songeant qu'à s'éloigner. Des troupeaux de buffles les suivent, puis les rongeurs, et enfin les reptiles. Tout ce bestiaire longe les fossés pleins d'eau. La propriété est en effet protégée par cette remarquable défense, qui s'alimente au fleuve et s'y déverse plus bas. Ayant fait évacuer, pour plus de tranquillité, les femmes et les enfants, Gunter propose à ceux qui le voudraient, parmi ses ouvriers, de quitter la propriété. Tout le monde refuse. Tout le monde s'en remet à son optimisme. — Parfait, dit-il. Alors nous allons inspecter le fossé intérieur. Cette deuxième saignée, nettement plus petite, vise à isoler le rancho central du vaste domaine des plantations ; le cas échéant, il sera toujours possible, en ultime recours, de remplir ce fossé-là avec du pétrole contenu dans les cuves toutes proches, et bien approvisionnées. Puisque tout est en ordre, Gunter Meffertz décide de monter jusqu'à un petit promontoire d'où il verra l'ennemi arriver. C'est alors que son estomac se noue pour la première fois. Il faut dire que le spectacle est ahurissant. Partout à l'horizon, c'est un interminable tapis qui s'offre au regard, un inter-minable tapis de fourmis en marche. Des dizaines de kilomètres carrés d'insectes affamés ! Très vite, avec une coordination quasi surnaturelle, les fourmis se séparent en deux armées qui encerclent d'abord la propriété, puis se rejoignent sur le front principal juste au bord du grand fossé. Très intrigué, Gunter et quelques hommes se rendent aussitôt à cheval pour inspecter ce front. Soudain, comme guidées par un ordre de bataille clair et rapide, les fourmis se mettent à s'agiter sur une largeur de cent mètres environ. — Patron, elles se jettent à l'eau ! Elles font exprès de se noyer ! De fait, des milliers de fourmis s'engloutissent volontairement, afin que leurs cadavres servent de pont naturel aux autres. Gunter n'en croit pas ses yeux. Il donne l'ordre aussitôt d'ouvrir les vannes en amont, pour que le niveau de l'eau monte dans le fossé. (A suivre...)