La marche du 14 juin 2001 représenta sans doute l'apogée de cette structure. La précipitation et l'arrivée de quelques délégués opportunistes anticipèrent sa dégringolade de ce mouvement. Du coup, on peut considérer cette manifestation comme un vrai test pour la suite de la contestation en Kabylie. En effet, il y avait un avant et un après 14 juin. L'avant avait été le moment du large rassemblement pour que la lumière soit faite sur les exactions survenues après l'assassinat de Guermah Massinissa, le 18 avril 2001. L'après fut incontestablement celui de la perte des valeurs démocratiques. En effet, un groupe de délégués, pour la plupart non élus par leurs bases respectives, se sont emparé des rênes de ce mouvement. Bénéficiant d'une médiatisation sans précédent, ils se comportèrent en tuteurs de la région. Pour eux, il y avait les bons, en l'occurrence les délégués autoproclamés, et les autres. Ces derniers devaient vaille que vaille être éliminés. Cela dit, pour revenir à la marche du 14 juin, il convient de signaler que celle-ci a rassemblé environ deux millions de personnes. En effet, avant que le virage visage des faux délégués ne soit découvert, les gens accordaient une confiance aveugle à cette structure. Dans la quasi-totalité des villages, en dehors des villes, les délégués furent réellement élus. Ils étaient, pour la plupart, des membres des comités de village. D'emblée, leur mission fut définie : éteindre le feu. Or, ceux qui exigeaient un chantage permanent ne furent même pas élus par leur base. A cette confusion, il y avait aussi le brouillage des cartes par la presse. Bien qu'elle ait accompagné le mouvement, la teneur de ses articles ne fut pas de nature ni à apaiser la tension ni à déterminer l'adhésion réelle de la population, notamment après le 14 juin 2001. Elle a même, dans une certaine mesure, fabriqué les représentants de la région à sa place. Lors du conclave d'Illiltene, la presse a publié le compte rendu du conclave. Or, il ne fut pas le vrai. Quand le secrétariat du conclave leur a remis le sien, les journaux ont répondu qu'un autre groupe leur avait déjà remis un document. Son but en tout cas était d'avoir un interlocuteur. Les délégués non représentatifs correspondaient au profil recherché par la presse. Car ils n'avaient pas de compte à rendre à leurs mandants. Cela dit, à l'approche de la marche du 14 juin, il allait de soi que le mouvement pouvait se targuer d'avoir une large base. En revanche, bien que cette marche ait réalisé une mobilisation historique, il n'en reste pas moins qu'elle a engendré des conséquences néfastes. En effet, depuis cette date, aucune manifestation publique n'est plus tolérée à Alger. C'est à se demander si les partisans de cette marche n'ont pas réalisé les desseins du régime. Sans jouer les Cassandre, certains délégués ne voulurent pas de cette marche à Alger. Réunir toute la région pour remettre un document au chef de l'Etat paraissait une démonstration risquée. Mais les délégués téléguidés furent de plus en plus menaçants. A chaque intervention, l'un d'eux invoqua le courage et la virilité. Ainsi, le discours politique a laissé la place au stoïcisme. Dans les différentes réunions ayant précédé cette marche, le discours fut celui de jouer sur la fibre du courage. Bien que certains délégués aient évoqué, dans les prises de parole, le caractère pacifique de la marche, les jeunes furent plus sensibles au discours des futurs alliés d'Ahmed Ouyahia. Ainsi, à quelques jours de la fameuse marche, le mouvement, dont le but initial, rappelons-le, était d'éviter les effusions de sang, se trouvait dépassé et entre les mains des gens nourrissant le feu. Les vrais délégués furent submergés par une base excitée. Surtout, cette dernière trouvait en les délégués zélés ces porte-paroles. Désormais, le mouvement fut entre les mains des délégués servant plus les calculs du régime que l'intérêt de la région meurtrie. Etant moi-même délégué du mouvement, au début de la protestation (mouvement que j'ai quitté rapidement), avec mon ami Ahcene Nait Abderrahmane, nous avions toujours réuni les citoyens du village pour qu'ils nous fassent leurs propositions. A la veille de la marche, on a rassemblé les villageois pour leur rappeler le caractère pacifique de la marche. Mais combien de réunions ont eu lieu à l'échelle de la région pour donner les mêmes consignes aux marcheurs ? Il n'y avait pas beaucoup de représentants à l'avoir fait. Du coup, lors de cette marche, la majorité ou peu s'en faut des marcheurs possédaient une arme blanche. Cependant, ce jeudi 14 juin 2001, la marche s'ébranla des pins maritimes, vers 10 heures du matin. Contrairement à ce qui a été colporté, ça et là, la marche ne fut pas réprimée sur le point de départ. Bien entendu, les manifestants ont bien marché 2 ou 3 kilomètres les séparant des champs de manœuvres. Mais une fois les premiers manifestants sont arrivés à l'entrée du centre-ville, ils furent accueillis par des bombes lacrymogènes. Pour réprimer la manifestation, le régime n'a pas hésité à mobiliser les repris de justice, payés gracieusement. Le but étant bien entendu de contrer les marcheurs du 14 juin. En revanche, et c'est là, me semble-t-il, qu'il faut être honnête, si les manifestants avaient pénétré dans la ville, ils auraient saccagé tout sur leur passage. D'ailleurs, le tempo a été donné dès le début de la marche. Tout compte fait, tout laissait présager le drame. Les manifestants, armés d'armes blanches telles que des barres de fer, brandissaient fièrement leurs armes. A peine la marche entamée, ils tapèrent de toute leur force sur les clôtures séparant les deux voies routières. Leur excitation allait crescendo à la vue d'un hélicoptère survolant le ciel, au-dessus de la manifestation. Pour les marcheurs, il ne subsistait aucun doute sur sa mission : prendre le pouls de la manifestation. Les observateurs au bord ont certainement dressé un tableau noir sur les intentions des marcheurs. Du coup, une fois arrivés à l'entrée du centre ville, les manifestants furent accueillis par un arsenal infranchissable. Dans ces conditions, l'affrontement fut inéluctable. D'un coté, les manifestants ne furent pas prêts à se contenter de remettre la fameuse plateforme d'El kseur au chef de l'Etat. De l'autre côté, les CNS, aidés par les repris de justice, ne comptèrent pas les laisser franchir l'entrée de la ville. Cela dit, dans cet affrontement, l'avantage tourna vite au profit des CNS et leurs acolytes du jour. Dans la pagaille, plusieurs incidents malheureux se sont produits. Quatre manifestants trouvèrent la mort ainsi que deux journalistes. Ces derniers furent écrasés par un bus. Cependant, bien que les manifestants paraissent excités, la responsabilité, dans ces pertes humaines, incomba aux autorités. Quant aux actes de pillage, il est possible de distinguer deux catégories. Les magasins pillés au centre-ville furent le fait des Algérois. Les manifestants étant empêchés d'y pénétrer. Par contre, sur le chemin de retour, les manifestants ont pillé tout ce qui se trouvait à leur portée. C'est dans ce climat que les magasins de la gare routière de Kharouba furent saccagés. Sans mesurer les risques, certains s'emparèrent des voitures. Un chauffard a failli commettre l'irréparable en se lançant à vive allure sur la route. Cependant, de retour en Kabylie, les aventuristes, au lieu de tirer les leçons appropriées, continuèrent à jeter de l'huile sur le feu. Les délégués prônant le calme furent petit à petit poussés à quitter le mouvement. Désormais, la cible fut le FFS. En effet, ils voulaient coute que coute casser ce parti, véritable caillou dans la chaussure du pouvoir. Furent-ils chargés de cette mission ? Aujourd'hui, il n'existe aucun doute. L'un des délégués autoproclamés de Tizi Ouzou a déclaré qu'il avait été approché par Nourredine Ait Hamouda, député du RCD, en vue d'incendier les sièges du FFS. Hélas, l'acharnement de ces pseudo-animateurs du mouvement citoyen a rallié une partie de l'opinion. En s'attaquant à l'expression politique libre, ces derniers ont indubitablement fait régresser la région. Et ce fut la première fois qu'une telle chose arriva à la région. Même au temps de la colonisation, la Kabylie a su accueillir tous les mouvements nationalistes. Par ailleurs, quelques mois après la marche du 14 juin 2001, ces délégués téléguidés ont interdit toute participation aux élections dans la région. Quelle façon de promouvoir la démocratie. En effet, en mars 2002, lors du conclave de Bechloul, ils décidèrent d'empêcher l'organisation des élections en Kabylie. A l'annonce de la participation du FFS en octobre 2002 aux élections locales, ces délégués ont rassemblé, avec la participation active du RCD, les adversaires du FFS. Toutefois, bien que la participation n'ait pas été large, les citoyens ont refusé, au péril de leur vie, que la Kabylie soit neutralisée de cette façon. Mais la multiplication des coups d'estocade a eu raison d'une région rebelle. Depuis cette période, la Kabylie est devenue un lieu de non-droit. Le but sous-jacent de ces délégués fut bien évidemment d'offrir la Kabylie au régime. C'est dans ce contexte que se sont ouvertes les négociations avec le gouvernement algérien, à sa tête Ahmed Ouyahia. En tout cas, cela a prouvé la connivence de ce dernier avec ces délégués zélés. Après quelques rounds de négociation, le terrain d'entente a été vite trouvé. Lors des prochaines élections locales, le RND est arrivé en tête. Les soutiens aux archs en 2001-2002 ont voté massivement pour ce parti présidentiel. A Illiltene, région hermétique au pouvoir, le RND fut le vainqueur. Ainsi, la coalition Arouch-RCD a réussi à briser le FFS. Mais leur mauvaise gestion va remettre surement sur selle le parti d'Ait Ahmed. Pour conclure, il va de soi que l'engagement de la région en faveur de cette structure fut souhaitable dans la mesure où le but était d'éviter l'effusion de sang. L'intervention des comités de village fut adéquate. Les jeunes, de retour à leur village, discutèrent avec leurs ainés. D'ailleurs, l'intervention des comités de village fut souhaitée par les autorités locales. Le maire d'Illiltene, BIBI Mohand Ouamer, un homme de principe invita lui-même les comités à agir. Cette bonne volonté a vécu quelques mois. Mais au fil des semaines, on constata que les pompiers furent aussi pyromanes. Et là, il fallait s'y opposer. En octobre 2002, la candidature de BIBI à sa succession fut appréciée. Ainsi, malgré le chantage, la région n'a pas perdu son âme. Mais au niveau de la région, les choses n'évoluèrent pas de la même manière.