«Je crois que je serais resté un poète obscur s'il n'y avait pas eu la manifestation du 8 Mai 1945 », écrivait Kateb Yacine, alors élève au lycée Albertini de Sétif et qui fut témoin de la terrible répression qui s'est abattue ce jour-là à Sétif, mais aussi à Kherrata et Guelma, sa ville natale. «C'était la fête à Sétif, la victoire contre le nazisme, on a entendu sonner les cloches et on nous a annoncé qu'on allait nous libérer (...). Et puis, à un moment donné, j'ai vu arriver un immense cortège — c'était jour de marché, beaucoup de gens venaient de la campagne, c'est vraiment énorme .» Le cortège, précédé par des scouts, devait se rendre au monument aux morts de la ville pour déposer une gerbe de fleurs en hommage aux soldats algériens tombés face au nazisme. Les manifestants sont invités par les organisateurs à déposer cannes, bâtons et couteaux devant la mosquée de Sétif. Mais c'était sans compter avec le préfet de Constantine, Lestrade-Carbonnel, qui ordonne aux forces de police : « Faites tirer sur tous ceux qui arborent le drapeau algérien. .» Le commissaire de police Lucien Olivier ne se fait pas prier : il fait tirer sur les manifestants. Les colons, organisés en milices, participent à la répression. « On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues», témoigne Kateb Yacine. « La répression était aveugle ; c'était un grand massacre. (…) Cela s'est terminé par des dizaines de milliers de victimes. A Guelma, ma mère a perdu la mémoire… La répression était atroce », ajoutait-il (in Le Monde diplo de juin 2001). L'aviation a mitraillé et bombardé les villages de montagne. Le croiseur Duguay-Troin, qui se trouvait dans la baie de Bougie, a bombardé les douars de la montagne kabyle. À Périgotville, près de Guelma, on a fusillé tous ceux qui savaient lire et écrire. À Chevreuil, Petite-Kabylie, c'est par groupes de vingt que des Algériens sont passés par des armes. Des prisonniers fusillés sont jetés dans les gorges de Kherrata. Parmi eux, Rabah Hanouz, membre de la Ligue des droits de l'Homme, et ses trois enfants. À son frère Lounis, tout juste démobilisé à son retour de France, qui faisait partie du Comité pour l'amnistie des prisonniers, le ministre de l'Intérieur de l'époque, André Le Troquet, demande d'oublier et de tourner la page. Kateb Yacine sera arrêté, menacé de mort, emprisonné durant plus de huit mois. Le 8 Mai 1945, dont il fut un acteur mais aussi un témoin oculaire, habitera son œuvre littéraire, Nedjma en particulier, poétique et théâtrale, et marquera le début de son engagement politique pour l'indépendance de l'Algérie et après 1962, pour une Algérie démocratique, sociale et culturellement plurielle. A l'inverse, dans sa série d'articles-reportages consacrés aux dures conditions sociales d'existence dans lesquelles vivaient les Algériens – qu'il désignait sous le terme « masses arabes » — et parus dans le journal Combat (mai-juin 1945), Albert Camus ne consacre que quelques lignes à ce qui s'est passé à Sétif et Guelma. Inquiet par le fossé profond séparant les « masses arabes » des Français d'Algérie, et hanté par l'idée d'une séparation de l'Algérie de la France, il insistait pour que la France officielle agisse pour améliorer le sort de « ces populations malheureuses (…) si l'on veut empêcher, écrivait-il, que des masses affamées, excitées par quelques fous criminels recommencent le massacre de Sétif ».(1) Des « fous criminels », voilà comment ce grand homme qualifiait les militants du PPA (Parti du peuple algérien) ! Dans sa bouche, le mot « massacre » ne concerne naturellement que les Européens d'Algérie ayant trouvé la mort durant ces évènements. Jugez-en : « Les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français d'Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d'hostilité ».(2) Autrement dit, la répression à l'endroit des Algériens n'était qu'une réaction aux « massacres » perpétrés par ceux qu'il désigne sous le vocable d'« Arabes ».(3) Et s'il s'est apitoyé sur la misère des « masses arabes » — Camus était après tout un humaniste — il ne dénoncera pas la sanglante répression qui a fait 45 000 morts selon le PPA, 15 000 selon le général Tubert, membre de la commission d'enquête chargée de faire la lumière sur ce qui s'était passé, chiffre dont a eu certainement connaissance Albert Camus mais qu'il ne mentionnera dans aucun de ses écrits. H. Z. 1) Albert Camus, Chroniques algériennes. Belles-Lettres. Alger. 2) Chroniques algériennes… 3) Dans son Appel pour une trêve civile en Algérie, 1956 Albert Camus ne mentionne pas le FLN, il parle du « mouvement arabe ». A. Camus, Œuvres, p 1219. Ed Gallimard. Paris 2013.