Sans transition aucune, le jeune Akli avait quitté ses montagnes et ses chèvres pour embarquer au début des années quarante dans un paquebot qui l'a déposé à Marseille avant de continuer sa route en train vers Paris. Comme tous les jeunes de son temps et de sa condition, Akli ne savait ni lire ni écrire. Sa scolarité était réduite à quelques versets de Coran appris dans la mosquée de son village avant que son père ne lui rappelle que les temps étant durs, il devait apprendre à gagner sa vie en commençant par sortir le maigre troupeau familial. Le jeune homme ne s'est pas fait prier. Très tôt, il s'était rendu compte que sa tête n'était pas faite pour les «études» et qu'il ne devait compter que sur ses bras vigoureux, surtout que la qualité de la scolarité accessible pour des gens comme lui n'offrait pas vraiment de sérieuse perspective. Les chèvres non plus d'ailleurs. Akli s'est donc résolu au plus dur, le baluchon de l'exil, le douloureux saut dans l'inconnu. A Alger qu'il découvre en même temps que la France, on l'avait mis dans un bateau. A Marseille, quelqu'un de la famille l'avait attendu pour le mettre dans un train. Pas vraiment compliqué, il descendra au terminus, gare de Lyon, où un autre cousin devait l'accueillir et l'acheminer vers un hôtel miteux qui regroupait tous les gens du bled. Akli aura le gite et le couvert, en attendant qu'on lui trouve du travail, chose rapidement faite d'ailleurs, la main-d'œuvre corvéable et bon marché étant très demandée alors. Il fallait aussi apprendre à Akli à se mouvoir dans l'immensité parisienne pour rejoindre le boulot aux aurores et rentrer le soir venu. Incapable de se repérer, on avait inventé pour lui une astuce qui lui permettait de compter les stations de métro avant de descendre pour changer de destination. On lui mettait des pois-chiches dans les deux poches de son veston en nombre correspondant aux stations qu'il devait traverser tout en lui recommandant d'en jeter un grain à chaque arrêt. Quand il n'en aura plus, c'est qu'il est arrivé à son lieu de travail. La même opération devait se répéter au retour. Un jour, il en avait perdu un grain, ce qui a faussé son itinéraire. Le brave Akli, complètement perdu, a été ramené vers les siens par la police dans un piteux état. Rentré au pays à l'âge de la retraite, il n'a jamais fait de son histoire un quelconque complexe. Il disait même parfois avec un brin de fierté : «même avec des pois-chiches, je m'en suis sorti à Paris.»