Ça y est, cette fois-ci, il a décidé de voter. A quarante-cinq ans, Rezki n'a jamais déposé un bulletin dans l'urne, et quand vous lui demandez pourquoi, il rigole. Pourtant, quand Rezki rigole, il le fait sans sarcasme. Il ne joue pas au gars qui a tout compris depuis longtemps, le perspicace à qui on ne la fait pas. Rezki n'a jamais voté et puis c'est tout. En creusant un peu, les «intelligents» découvrent qu'il ne vote pas, d'abord par paresse. Si Rezki rigole «juste comme ça» à chaque fois qu'on lui pose la question, ceux qui l'interrogent, comme par hasard, ont toujours la science infuse. Ils vont alors chercher dans le boycott chronique une attitude militante originale qu'il ignore, lui. Alors, il en rit encore plus. Quand Rezki était en âge de voter pour la première fois, il se souvient que le jour du scrutin, il était loin de chez lui, dans une ville qu'il découvrait pour la première fois. C'était aussi son premier boulot comme garçon de café qu'il avait obtenu grâce à son cousin, un ancien devenu - presque - patron, puisqu'on lui a confié la caisse. Il se souvient qu'un nabab du quartier où il travaillait, un client particulièrement bruyant, du genre qu'on ne pouvait pas rater, lui avait demandé, sur le ton d'une sommation, de voter pour «sa» liste. Intimidé, Rezki avait promis de rentrer chez lui ramener sa «radiation» de la liste électorale dans sa commune d'origine pour pouvoir s'inscrire là où il travaillait. Rezki a fait un aller sans retour. Une autre fois, son oncle s'est présenté à l'APW. Tous les membres de la famille proche et lointaine se sont mobilisés parce qu'il fallait bien soutenir un des leurs. Pour ne pas apparaître comme le félon de la famille, Rezki a fait semblant de marcher, mais le jour du scrutin, la mer étant trop loin, il est parti à la chasse. Il n'a tout de même pas fui la ville de son premier boulot pour ne pas être obligé de voter et ensuite aller donner sa voix à un oncle qui lui avait refusé la main de sa fille. La dernière fois qu'on a essayé de lui forcer la main sous prétexte que l'élection du maire n'était pas politique puisqu'il s'agit de désigner quelqu'un qui va gérer le quotidien des citoyens de sa localité, Rezki n'a rien dit, mais dans sa tête, les choses étaient claires : il n'avait pas de quotidien. Mais cette fois-ci, Rezki a décidé de voter. Il ne savait pas vraiment pourquoi il n'avait jamais mis un bulletin dans l'urne auparavant, il ne va pas non plus se poser de questions pour savoir pourquoi, il va le faire au printemps prochain. D'ailleurs, même s'il le voulait savoir, il n'aurait pas pu. Comme tout le monde, il ne savait pas si Bouteflika allait se présenter ou non et les candidats déclarés jusque-là le font rire ou ne le font même pas rire. Il ne pense pas non plus que les jeux sont faits d'avance. Non pas parce qu'il pense le contraire, c'est-à-dire que l'élection sera «propre et honnête». Mais seulement parce qu'il ne pense rien et que ce n'est pas parce qu'il a l'intention de mettre un bulletin dans l'urne qu'il va s'y mettre. Même les candidats, les déclarés, les prochains déclarés et les déclarés sans qu'ils le sachent ne lui demandent pas ça. Allez, il reste tout de même trois mois et Rezki n'est plus très sûr de sa décision. Mais comme pour voter il n'a pas besoin de soixante mille signatures, d'une note de frais ouverte, d'une voiture blindée, de garde rapprochée et de comités de soutien, il pourra trancher à la dernière minute. [email protected]