Il avait caché «la prime du mouton» à son père. Sofiane n'est pourtant pas le fils indigne ou le roublard de la famille qu'on pourrait imaginer. Même ses parents et ses autres frères sont loin de le penser. Non, Sofiane est tout, sauf un mauvais garçon. Il n'a pas fait de brillantes études mais il a eu la bonne idée de se donner une formation dans un domaine où les débouchées ne manquent pas. Il aurait pu se débrouiller tout seul en trouvant un emploi tout seul mais, heureuse coïncidence, il avait terminé son stage au moment où son papa allait prendre sa retraite. Sofiane était passionné par le métier de son paternel depuis sa tendre enfance et c'est tout naturellement qu'il s'y est dirigé, une fois convaincu qu'un parcours scolaire classique, ce n'était pas vraiment fait pour lui. Il avait donc tout aussi naturellement remplacé son géniteur sur sa machine, comme ça se fait depuis longtemps dans les entreprises publiques. En quelque sorte, cela fait partie des cadeaux de départ pour ceux qui partent pour un repos mérité après des décennies de «bons et loyaux services». Sofiane est même l'enfant dont rêvent tous les pères et toutes les mères. Travailleur, sans vice connu et attentionné. Sa paie, il la remettait intégralement à son père qui lui redonnait son argent de poche. Jusqu'à son mariage, il n'avait, pour ainsi dire, jamais vu «la couleur de son argent». Il faut dire que son comportement envers ses parents, ils le lui rendaient bien. Ils lui ont «caché» ses salaires de plusieurs années. Avec ses économies et l'apport de son père, ils avaient agrandi la maison familiale pour lui aménager un petit appartement indépendant et financé son mariage en temps raisonnable. Le bonheur à l'état pur. Sofiane est aujourd'hui un jeune papa heureux. Il adore et respecte toujours ses parents mais il ne pense pas vraiment comme eux. Nourris au sein de la vieille tradition, ils n'envisagent rien de sérieux en dehors de la grande famille réunie sous un grand toit. Pendant qu'ils lorgnent vers un autre étage à surélever pour le petit frère qui arrive, Sofiane songe plutôt à se trouver un petit appartement confortable en retrait du giron parental. Quand son père insistait pour lui donner les ultimes outils et «astuces» pour sa promotion professionnelle dans l'entreprise qu'il «connaît trop bien», lui pense à réaliser son nouveau rêve, claquer la porte et fonder sa propre boîte. Quand ils lui reprochent ses vieux meubles, il leur montre son équipement informatique. Quand ils l'incitent à s'offrir le dernier frigo en vogue, il exhibe le jouet électronique de son petit. Ils lui parlent de vaisselle, il montre des bouquins. Ils veulent plus de froufrous, il regarde vers la mer. Ils n'aiment pas sa Marutti, il leur montre la machine dont il veut s'équiper quand il s'émancipera de son entreprise. Sa mère a toujours une très haute idée de son fils mais elle «ne sait pas ce qui lui arrive depuis son mariage». Son père sait que son garçon n'est pas fou mais il «sait» qu'il est dans une démarche d'aventurier. Le papa à Sofiane sait que son fils a eu la prime du mouton, il connaît trop bien les traditions de l'entreprise qui lui a pris l'essentiel de sa vie. Mais le papa à Sofiane refuse aussi de croire que son fiston ne veuille pas contribuer à l'achat des deux moutons qu'on sacrifie habituellement dans la grande famille. Pour une fois, il s'est dit que le mouton, ce n'est peut-être pas si obligatoire que ça. C'est son préféré qui le laisse entendre et ce dernier l'a rarement déçu, jusque-là.