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"Il faut inscrire la drépanocytose comme priorité de santé publique" Dr Dora Bachir, ancienne praticienne au Centre de référence drépanocytose et thalassémies à l'hôpital Henri-Mondor (Paris)
Liberté : L'OMS a décrété le 19 juin, Journée mondiale de la drépanocytose. Quel regard portez-vous sur cette maladie ? Dr Dora Bachir: Cette maladie génétique a forgé tout mon parcours de médecin spécialiste en hématologie. Ayant rejoint mon mari en septembre 1974 à Alger, le sujet de thèse de médecine que j'ai soutenue en juin 1975 à Paris m'a été proposé par le Pr Colonna, chef de service d'hématologie au Centre Pierre-et-Marie-Curie (CPMC) alors que j'étais interne dans ce service et que m'apprêtais à faire une spécialité en hématologie clinique. Le sujet de thèse portait justement sur les formes de drépanocytose associées à la béta thalassémie en Algérie. C'est comme cela que j'ai découvert la drépanocytose ; je me suis impliquée tout au long de ma carrière en Algérie comme maître-assistante en hématologie au CPMC en ayant une consultation spécifique anémies hémolytiques congénitales et ma thèse de docent portait sur la β thalassémie en Algérie, fréquence et dépistage. En 1986, j'ai rejoint l'hôpital Henri-Mendor où le premier centre intégré de drépanocytose pour l'Île-de-France a été créé en 1993. Cette maladie est la plus fréquente des maladies génétiques dans le monde avec chaque année 300 000 naissances en Afrique. Malheureusement, en Afrique subsaharienne, en prenant l'exemple de la RDC, 75% des enfants qui naissent avec la drépanocytose SS (forme prédominante pour plus de 90% des cas dans ces pays d'Afrique centrale) meurent avant l'âge de 5 ans, victimes de complications infectieuses (pneumopathies, septicémies avec méningite), de l'aggravation aiguë de l'anémie (séquestration splénique aiguë, paludisme) ou de crises douloureuses sévères. En tant que spécialiste ayant travaillé longtemps sur la drépanocytose, quelles sont les avancées thérapeutiques réalisées ? Il faut d'abord rappeler ce qu'est cette maladie : la drépanocytose est une maladie génétique de l'hémoglobine, principal constituant du globule rouge qui lui permet de transporter l'oxygène. Elle est transmise par les deux parents, le plus souvent hétérozygotes AS (le A désignant l'hémoglobine A adulte, le S l'hémoglobine S de la drépanocytose), qui apportent chacun à l'enfant atteint le gène S de l'hémoglobine lorsque l'enfant est atteint de la forme dite homozygote SS ; l'un le gène S, l'autre celui de la β thalassémie dans les formes S β thalassémie. Dans cette maladie, il y a une anémie dite hémolytique qui entraîne fatigue, essoufflement et qui peut s'aggraver. Ce sont cependant les complications dites vaso-occlusives qui font la gravité de la maladie. À l'âge adulte, la vaso-occlusion répétée va entraîner des atteintes progressives d'organes (cœur, poumon, rein, œil...) qui doivent être dépistées tôt pour une prise en charge adaptée. Quant aux principales avancées, elles concernent le dépistage néonatal (à la naissance), réalisé le plus souvent à trois jours de vie généralement, par un prélèvement au talon du bébé d'une goutte de sang sur papier buvard. La prise en charge précoce va consister, une fois le diagnostic confirmé, en une information répétée aux parents et un apprentissage pour repérer les complications qui mettent en jeu le pronostic vital dans la petite enfance : séquestration splénique aiguë (les mères doivent apprendre à palper la rate ; en cas d'augmentation brutale du volume de l'abdomen associé à un état de prostration des enfants, aller à l'hôpital pour que l'enfant bénéficie en urgence d'une transfusion sanguine ; consulter rapidement en cas de fièvre au moins jusqu'à l'âge de 5 ans ; assurer les vaccinations et la prise de pénicilline deux fois par jour ; connaître les facteurs déclenchant de crises douloureuses (déshydratation, fièvre, efforts, froid...). Chez les adultes, l'hydroxycarbamide ou hydroxyurée (Hydréa) a révolutionné la prise en charge de la drépanocytose dans les formes les plus graves SS ou apparentées avec un bénéfice sur la réduction des crises douloureuses, des syndromes thoraciques ; diminution des atteintes d'organes avec comme conséquences une amélioration de la qualité de vie, mais aussi une amélioration de l'espérance de vie au prix d'un traitement continu quotidien. Cependant, ce traitement est encore sous-utilisé ; il y a en effet des réticences du côté des médecins et aussi des patients, surtout hommes, ce traitement entraînant une diminution de la production des spermatozoïdes — et donc une infertilité — variable, réversible à l'arrêt du traitement justifiant en France la proposition faite au patient de congéler le sperme. Chez l'enfant, ce traitement est plus en plus utilisé, même très tôt, dès l'âge de 9 mois aux Etats-Unis avec des incertitudes pour la fertilité future chez les garçons. L'OMS a déclaré ce traitement comme priorité en Afrique. En dépit des avancées dans le traitement de cette maladie, elle demeure encore le parent pauvre de la santé dans le monde. Que recommandez-vous aux instances sanitaires des pays touchés par cette maladie pour que la drépanocytose puisse bénéficier de plus d'égard dans leurs systèmes de santé ? Il ne peut pas y avoir une prise en charge de cette maladie sans l'implication des politiques au sens large. L'OMS a décrété la drépanocytose comme priorité de santé publique. Plusieurs premières dames de pays africains se sont impliquées pour la reconnaissance de cette cause. La formation des médecins et des soignants en général à cette pathologie est essentielle (depuis 2014, un diplôme universitaire spécial drépanocytose sur deux semaines est organisé à Bamako (Mali). Plus de 80 médecins généralistes et/ou spécialistes de nombreux pays d'Afrique subsaharienne ont obtenu leur diplôme et un réseau de prise en charge a été fondé en 2018 avec rédaction d'un guide pratique adapté à l'Afrique. L'information des populations, lorsque la fréquence des porteurs du gène est importante, est essentielle, relayée par les médias et l'école ; lorsqu'il existe des cas dans la famille, une information "éclairée" des couples identifiés à risque est nécessaire, avec la question "sensible" du diagnostic prénatal avec comme corollaire l'interruption médicale de grossesse si le fœtus est diagnostiqué atteint. Pour les malades atteints de drépanocytose, l'accès aux soins gratuits ou au minimum à un coût réduit est la seule solution pour lutter efficacement contre cette maladie avec implication des intervenants autour du patient (famille, école, travail) pour permettre chez ces patients la réalisation d'un projet de vie familial et professionnel.