Docteur ès sciences de gestion et expert international en politique et management culturels, Ammar Kessab a participé à l'élaboration et à la conception de divers projets en politiques culturels en Afrique et en Europe. Il est également auteur de plusieurs ouvrages et initiateur du Groupe de travail sur la politique culturelle en Algérie (GTPCA). Dans cet entretien, il revient sur le changement opéré dernièrement au ministère de la Culture et sur le projet de loi sur le statut de l'artiste qui reste à la traîne. Liberté : Vous avez réalisé avec le Groupe de travail sur la politique culturelle en Algérie (GTPCA) des rencontres virtuelles avec des artistes, acteurs culturels et universitaires. Quels sont les points qui ont été retenus durant ces sessions ? Ammar Kessab : En effet, le GTPCA a organisé pendant le mois de mai 2020 quatre rencontres virtuelles sur les thématiques du renforcement du secteur culturel indépendant en Algérie, sur le financement de la culture, sur le statut de l'artiste et enfin sur la diplomatie culturelle. Ces rencontres ont réuni plusieurs centaines d'artistes, écrivains et acteurs culturels, pas seulement d'Algérie, mais aussi du Bénin, de Mauritanie, de Tunisie, de France... Le constat est malheureusement toujours le même. Beaucoup de potentiel dans le secteur des arts et de la culture en Algérie, mais la réglementation et le soutien ne suivent pas. La plupart des participants signalaient les difficultés récurrentes pour créer des associations culturelles, pour obtenir les autorisations d'exercice de promoteur de spectacle ou encore pour bénéficier des subventions. Outre l'échange, avez-vous réfléchi sur des actions à mener sur le terrain en cette période délicate ? Un appel a été lancé lors de ces rencontres pour créer un fonds indépendant de financement de la culture en Algérie, et ce, pour se libérer, ne serait-ce qu'en partie, de la dépendance vis-à-vis du financement public, et ainsi élargir le champ de la liberté de création artistique et d'action culturelle. À la suite de cet appel, un projet de fonds de mobilité artistique entre l'Algérie et les pays africains a été conçu. Le fonds sera lancé dans les semaines à venir. Ce sera le premier fonds indépendant dédié à la culture en Algérie depuis l'indépendance. Il servira également de test pour voir dans quelle mesure il sera possible de généraliser le financement indépendant à la création, à la production et à la diffusion des œuvres d'art. L'éphémère secrétariat d'Etat chargé de la production culturelle avait lancé des consultations pour élaborer un projet de loi sur le statut de l'artiste, qu'en pensez-vous ? Lancer des projets est à la portée de tout le monde. Le plus important est de mettre en œuvre des projets et atteindre les objectifs pour lesquels ils ont été lancés. Or, dans le cas du secrétariat d'Etat chargé de la production culturelle, rien n'a été réalisé. Quant aux "consultations" que vous évoquez, j'ai vu en elles, non pas une volonté d'avancer sur des chantiers stratégiques, mais plutôt le début de constitution d'une corporation restreinte qui nous rappelle les années Khalida Toumi. Je me réjouis donc de la disparition de ce secrétariat, avec lequel disparaîtra, je l'espère, cette corporation qui commençait à prendre de l'ampleur. Le statut de l'artiste en Algérie relève plus du mythe que de la réalité. Depuis plus de 20 ans, dès qu'un nouveau responsable est désigné à la tête des affaires culturelles, il promet aux artistes, aux auteurs et aux techniciens du secteur culturel un statut qui protégerait leurs droits et qui préserverait leur dignité. Cette promesse est ensuite utilisée comme une carotte qui permet d'amadouer les acteurs culturels le temps d'un mandat ou deux. À la fin, rien ne se fait. Il est à rappeler que l'Algérie demeure à ce jour le seul pays au Maghreb qui n'est pas encore doté d'un statut de l'artiste. En effet, alors que le Maroc a adopté en 2016 la loi n°68-16 relative à l'artiste et aux professions artistiques, la Tunisie est en train de finaliser le projet de loi relatif à l'artiste et aux métiers artistiques, adopté par le Conseil des ministres en 2017. Il est à noter également qu'en piétinant des pieds le statut de l'artiste, l'Algérie ne respecte pas ses engagements vis-à-vis de la Convention internationale sur la protection des artistes, à laquelle elle a adhéré en 2007. Ce constat est le résultat de l'absence de volonté politique induite par la perception qu'a le pouvoir vis-à-vis de l'artiste. Considéré comme un moteur de changement sociétal, l'artiste est indésirable et ne peut donc bénéficier d'une reconnaissance officielle qui accroîtra son pouvoir dans la société. Sur le plan technique, et sans rentrer dans les détails, j'ai identifié trois chantiers préalables pour réussir la mise en place d'un statut de l'artiste en Algérie : premièrement, graver dans un texte de loi la reconnaissance du rôle de l'artiste dans la société, deuxièmement, abroger le décret n°14-69 relatif à la sécurité sociale des artistes et des auteurs et troisièmement, abandonner la "carte d'artiste". Cette dernière a montré les limites de son efficacité, surtout après le scandale des "cartes d'artiste" vendues sur les réseaux sociaux et révélé par la presse écrite en 2018. Six mois après son installation, le secrétariat d'Etat chargé de la production culturelle a été dissous. Concrètement, ce département avait-il lieu d'exister ? Le secrétariat d'Etat chargé de la production culturelle a été créé pour placer des individus et non pas pour atteindre des objectifs précis au service du secteur culturel. Sa dissolution était donc attendue, car les organismes qui n'ont pas de raison d'être finissent naturellement par disparaître. Le secrétariat d'Etat chargé de l'industrie cinématographique connaîtra d'ailleurs le même sort. La question importante qui se pose aujourd'hui, c'est combien le secrétariat d'Etat chargé de la production culturelle a-t-il coûté aux caisses de l'Etat ? Nous savons que les ressources destinées au secteur culturel manquent cruellement, et que la crise induite par la Covid-19 a terriblement fait dégrader la situation économique et sociale des artistes, des auteurs et des techniciens du secteur. Comment, dans ces circonstances, se permet-on de payer des charges supplémentaires à un secrétariat d'Etat qui n'a finalement servi à rien ? Je trouve cela scandaleux. C'est de l'argent public qu'il s'agit. Aujourd'hui, le ministère porte le titre de la Culture et des Arts. Comment expliquer cela ? Comme s'il ne suffisait pas que le ministère fasse main basse sur la culture, voilà qu'il englobe désormais les arts dans son champ de contrôle. Certes, les arts étaient déjà contrôlés, mais la portée symbolique derrière cette nouvelle appellation "ministère de la Culture et des Arts" est forte. Nous pensions que la volonté de contrôler les arts et la culture allait s'estomper après le Hirak, mais on voit que c'est le contraire qui se passe. Sans la mobilisation des acteurs culturels pour dénoncer ce retour en arrière, les responsables de la culture vont encore miner le secteur pour en faire un terreau propice à la censure, à la corruption et au favoritisme. Nous devons tous rester vigilants, et dénoncer tout ce qui nous paraît contraire à la bonne gouvernance du secteur des arts et de la culture.