Ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, Alain Gresh est aujourd'hui directeur du journal en ligne Orient XXI. Liberté : Avez-vous été surpris par l'annonce de la normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël ? Alain Gresh : Oui et non. Non, parce que cela fait déjà plusieurs semaines que les Etats-Unis exercent des pressions sur différents pays arabes pour normaliser leurs relations avec Israël, dont notamment le Maroc. Oui, parce que personne, dans le cas de ce pays, n'était sûr que ça pouvait se produire, particulièrement en raison du grand attachement du peuple marocain à la cause du peuple palestinien, ce qui faisait peser des risques sérieux sur le palais royal d'établir des relations officielles avec Israël et sans contrepartie. En même temps, le Maroc, faut-il le rappeler, est depuis très longtemps le pays, parmi les nations arabes, qui entretient le plus, de manières non officielles, des relations très importantes avec Israël. On sait que depuis quasiment la création d'Israël, le Maroc entretient des relations économiques, et notamment sécuritaires, avec des actions communes, avec le concours de la France d'ailleurs contre les mouvements révolutionnaires en Afrique. On sait aussi qu'il y a une diaspora très importante juive marocaine en Israël qui a favorisé les relations entre les deux pays. Certes, elle restait sous le tapis, mais elle a largement facilité la mise en œuvre d'une entente officielle entre les deux pays. Un autre élément qui a favorisé, en outre, cet accord est à mon avis la faiblesse de l'action diplomatique de l'Algérie sur la scène régionale et internationale s'agissant, notamment, de la question du Sahara occidental. La reconnaissance par Washington de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental ne risque-t-elle pas d'exacerber les tensions dans la région ? Sans doute ! Le fait que cette reconnaissance, et c'est l'élément le plus important, soit totalement contraire au droit international et aux résolutions onusiennes va certainement accélérer l'exacerbation des tensions dans la région. De ce point de vue, le processus engagé à l'ONU pour l'autodétermination du peuple sahraoui, même s'il était déjà en panne et enlisé depuis plusieurs années, sera sérieusement compromis avec la décision américaine. Cela d'une part. Il y a, d'autre part, un autre élément facteur de tension qui est la livraison d'armes ultra-sophistiquées par les Etats-Unis, comme le stipule, semble-t-il, l'accord, à la partie marocaine. On peut imaginer, sur ce point, que la course à l'armement sera intensifiée dans toute la région à la fois en ce qui concerne le front Polisario, mais aussi en ce qui concerne l'Algérie. Cette décision pourra-t-elle, selon vous, être revue ou abandonnée par le prochain président américain Joe Biden ? Je pense qu'il est trop tôt pour l'affirmer. En général, les présidents américains ne reviennent pas sur les décisions de leurs prédécesseurs. Et si cela devait arriver, je pense que l'administration de Joe Biden changerait d'abord un certain nombre de choses en lien avec la crise au Moyen-Orient, plus précisément sur la question de la crise du nucléaire iranien. Ce sera, à mon avis, la priorité de Joe Biden sur le plan international. Le prochain président pourra également entraîner l'administration américaine, d'une manière ou d'une autre, à revoir sa position sur le Sahara occidental et revenir au processus onusien, mais il me semble que la question qui reste posée est en rapport avec le volet juridique de la reconnaissance américaine de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Autrement dit, cette reconnaissance est-elle juridiquement inchangeable ? Peut-on parler d'une nouvelle reconfiguration géopolitique dans le Maghreb ? Je pense que oui. Mais avant de parler du Maghreb, il y a un aspect lié à la question palestinienne. Le Maroc, en étant le 4e pays à établir des relations diplomatiques avec Israël, sans contrepartie, faut-il le préciser encore une fois, va porter un autre coup dur à la cause du peuple palestinien. On a l'impression qu'il y a là une acceptation d'une partie des Etats arabes de l'annexion de fait de la Palestine par Israël. Pire, dans le cas du Maroc, il y a une acceptation par les Etats-Unis de l'occupation marocaine du Sahara occidental et, d'autre part, une acceptation par le Maroc de l'occupation de la Palestine par Israël. Cela a des conséquences géopolitiques très importantes. Pour ce qui est du Maghreb, on peut s'attendre à ce que d'autres pays s'alignent sur la position américaine et reconnaissent la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Outre la France qui soutient de facto le Maroc, d'autres pays européens vont sans doute apporter leur quitus au palais royal. Cela permettra au Maroc, tout en profitant de la situation interne assez obscure en Algérie et des limites de l'influence de sa diplomatie, de se redéployer encore davantage sur la région du Maghreb et de l'Afrique. Comment la rue marocaine va-t-elle réagir face à cette normalisation ? C'est vraiment la grande inconnue. On sait que le Maroc a été l'un des pays où les manifestations de solidarité avec la cause palestinienne ont été les plus importantes ces dernières années. Maintenant, il faut attendre pour voir la tournure que cela va prendre. Une chose est certaine, le pouvoir marocain a pris un réel risque. Comment l'Algérie va-t-elle évoluer face à cette nouvelle donne ? Difficile de le prédire. La situation politique interne du pays, déjà difficile et aggravée par l'absence du président de la République, risque, à mon sens, de réduire encore davantage l'influence de l'Algérie dans la région. La reconnaissance américaine de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental est visiblement perçue par l'armée algérienne comme un facteur de risque sur la sécurité du pays, mais, réellement, je pense que les possibilités d'actions algériennes sont très limitées. Propos recueillis par : Karim Benamar