Ces discussions à Sétif, autour de l'ami endeuillé, dérivent très vite sur la politique. Mais rien à voir avec la politique telle qu'on m'en parle à Alger, avec ses rumeurs, ses fausses infos, ses spéculations sur le départ d'untel ou l'arrivée de tel autre, sur la dernière combine, etc., etc. Rien à voir non plus avec les abstractions de l'opposition et son détachement des « petites » réalités. En vrac, S. B. parle de l'école, des enfants qui sortent sans avoir appris à lire et à écrire, du sac trop lourd pour les épaules des élèves, de sa stupéfaction à la lecture d'une leçon dans le livre de français parlant de substantif à des élèves qui savent à peine conjuguer un verbe ; leçon sur laquelle buterait le prof de français lui-même. Même chose pour la langue arabe que les enfants connaissent à peine à leur sortie du collège. C'est quoi cette école qui apprend un tas de choses à l'enfant mais ne lui apprend pas à lire et à écrire correctement ? K. reprend la question à la volée, c'est le cas de le dire, en notant que les étudiants eux-mêmes, bac en poche, écrivent de façon exécrable dans les deux langues. Je me disais que c'était bien la peine d'imposer aux élèves des tas de cours d'éducation civique et religieuse pour en faire des citoyens et des musulmans qui ne maîtrisent pas l'outil essentiel de leurs vocations de citoyens et de croyants : la langue. Nous sommes loin des discours habituels sur l'école, les discours lourds idéologiquement sur l'école républicaine, etc. Mes amis sétifiens veulent une école tout court, où on apprend à lire, à écrire et à compter sans ce fatras inutile qui alourdit les cartables de cahiers et de livres qui brisent, par leur poids, le dos de l'enfant et l'épuisent avant l'arrivée à l'école. Une école tout court. S. B. dérive vers cet automne de 1962 et son entrée en terminale qui tourne court par absence de profs. Les responsables leur expliquent la situation et les envoient d'office se faire enseignants, faisant réussir cette fabuleuse rentrée scolaire de 1962. L'école algérienne naissait grâce à eux, aux anciens instits algériens, aux instits pieds-noirs restés sur place et quelques très rares coopérants. L'enthousiasme de l'indépendance mais S. B. voulait surtout se rappeler que la formation était une formation et qu'on savait manier la langue avec la première partie du bac. Pas seulement la langue, car quelques mois plus tard, il entre à Sonelgaz, à Alger, où il trouve un Algérien comme tous ceux qui ont pris les choses en main et fait rouler les trains, ouvert les écoles, maintenu les hôpitaux, géré les eaux et les chaussées. Bref, l'homme avec son BEPC et une longue expérience tenait la direction technique de Sonelgaz, à l'époque EGA. Comment faire marcher un pays dans les conditions de cette année de l'indépendance ? Si vous vous souvenez encore des motivations de l'époque, racontez à vos enfants. Cela vaut le coup en ces temps de déni aux Algériens de leurs compétences !