Youcef Merahi [email protected] Hier matin, en allant récupérer mes journaux chez mon buraliste, j'ai été gentiment interpellé par un fidèle lecteur. Fidèle lecteur parce que, régulièrement, il commente mes chroniques avec engouement. Après les salamalecs d'usage, il me demanda le thème de la prochaine chronique. Comme c'est un gentil garçon, j'ai pris langue avec lui. Puis, il faut ménager le fan-club. Alors, je lui répondis que j'ai l'intention de commenter, avec une pointe d'humeur, quelques faits politiques. J'allais lui énumérer les faits en question qu'il m'interrompit avec empressement. «Non, pas de politique ! Surtout, pas de politique ! D'abord, je ne comprends que dalle à la politique nationale ; ensuite, j'en ai marre de cette politique qui ne sert pas la société...» Mais alors, de quoi vais-je parler ? «... De la poésie, s'il te plaît !» Je ne crois pas mes oreilles. J'ai écarquillé les yeux, pensant être dans une autre planète, celle du «Petit Prince». Quoi, de la poésie ? «Oui, de la poésie ! Un peu de douceur, pour oublier la dureté de mes journées.» De nouveau, je fixe mon interlocuteur. Je souris, bêtement. Je n'arrive pas encore à saisir l'opportunité de la demande. J'ai tellement été habitué à entendre les uns et les autres décrier la poésie, comme étant un vestige d'un passé sans progrès technologique. Une parole ésotérique que seuls les initiés peuvent comprendre. Une gestuelle étonnante que seuls les «habités» peuvent esquisser. Une écriture des heures mortes que seuls les amateurs insomniaques peuvent tenter. Un soliloque démentiel que seuls les marginaux de la société peuvent entreprendre. C'est tellement surprenant de la part de ce jeune fidèle lecteur que j'ai mis un certain moment pour assimiler l'effet de surprise. Oui, pourquoi la poésie ? «C'est beau, la poésie ! C'est moche, la politique !» Dit de cette façon, je comprends parfaitement le souhait de mon jeune ami. Je conçois qu'il n'y a rien de poétique dans la politique ; mais est-ce qu'il y a une once de politique dans la poésie ? Non, je ne le pense pas. La politique est menée pour la prise du pouvoir ; la poésie est tentée pour la prise du pouvoir sur soi-même. Je fais appel à mes amis poètes pour intervenir dans ce débat. Les politiques n'ont d'autres buts qu'obtenir le pouvoir, à quelque échelon qu'il soit. Les «poétiques» n'ont d'autres buts que quêter un brin de lumière dans une nuit terrifiante. Les deux ne s'accommodent pas entre eux. Je vois mal un politique lire un poème, de son cru, à ses militants. Ceux-ci vont le prendre pour un fou. Bref, ceci m'amène au résultat qui est le mien, aujourd'hui. Je tente une chronique qui souhaite répondre à une demande précise. Quand j'entends les cris de colère de Louisa Hanoune, depuis sa demande d'entrevue au Président pour lui faire part de choses graves qui se passent en Algérie, à cette menace d'austérité qui plombe la société. Puis, j'entends notre Premier ministre nous rassurer de la vigueur de notre économie, surtout de la nouvelle économie, et du bas de laine qui ne doit pas descendre en deçà d'un certain seuil. Une chose et son contraire ! C'est le rôle de l'une et de l'autre, du pouvoir et de l'opposition. Qu'à cela ne tienne ! Mais où est la poésie dans tout cela ? Quand j'entends un ministre dénoncer la dilapidation d'un foncier, accusant presque son prédécesseur, et que j'entends notre Premier ministre calmer le jeu, je me dis que la poésie pourrait ressembler à ce mauvais vin qui soûle, sans toutefois procurer l'oubli voulu. Pire encore, un autre ministre intervient pour inciter le plaignant à faire appel à la justice. Qu'à cela ne tienne ! Mais où est donc la poésie dans tout cela ? Quand j'entends un autre ministre dénoncer les passe-droits d'un «kemkoum» en terme d'importation, aidé en cela par des cadres du ministère censé mettre de l'ordre, je dis que la poésie est une plaisanterie de mauvais goût et que je n'ai pas envie d'en lire un seul vers. J'ai cru comprendre que les cadres incriminés ont été remerciés, tout simplement. C'est tout ? Qu'à cela ne tienne ! Mais où est donc la poésie ? Je voudrais préciser que les ministres, en question, sont nos ministres. Juste à titre de précision ! Ah, quand j'entends une ministre (oui, je dis bien : une ministre) préciser qu'elle a mis dehors trois cents cadres de son secteur, à tous les niveaux, pour des faits délictueux, je me dis que notre pays va mal. Très mal. Qu'on est au stade de la gangrène. Qu'à cela ne tienne ! Mais où est donc la poésie dans ce marécage où grenouillent des personnes interlopes ? Quand je vois des automobilistes griller allégrement les feux tricolores, tout en lançant un rictus de défi. Quand je vois des Algériens cracher par terre, ostensiblement, sans pudeur, tout en vous fixant copieusement, je me dis que la poésie est un élément d'équilibre pour humaniser le genre humain. Quand je vois des Algériens se soulager la vessie à même le trottoir, toute honte bue, je me dis que la poésie peut être un refuge rassurant, tout comme la folie. Quand je vois des bureaucrates couper le cheveu en quatre pour le plaisir de faire courir l'administré, je me dis que la poésie est une «camisole de gré pour ne pas tenter le suicide. Pour consolider sa bulle. Pour se complaire dans sa marginalité. Quand je vois le civisme partir en java dans une société décérébrée, je me dis que la poésie est une œillère pour éviter de voir la crasse environnante. Une fois n'est pas coutume, je propose une citation de Ronsard sur le rôle de la poésie : «La poésie n'était au premier âge qu'une théologie allégorique, pour faire entrer au cerveau des hommes grossiers par fables plaisantes et colorées les secrets qu'ils ne pouvaient comprendre.»