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Quelques souvenirs que j'ai de lui
KATEB YACINE
Publié dans L'Expression le 28 - 10 - 2003

Evocation d'une expérience théâtrale plus quelques souvenirs d'un militant exemplaire
Je vais tenter de donner quelques éléments d'informations sur Kateb Yacine et sur son expérience théâtrale. Beaucoup d'entre vous connaissez très bien Yacine et son oeuvre. Il y a ici des gens qui l'ont fréquenté et connaissent parfaitement son travail dans ce domaine. Qu'ils veuillent bien accepter d'entendre ce qu'ils savent déjà. Pour beaucoup de gens, notamment les Européens, Kateb Yacine est surtout l'auteur de Nedjma. Il est connu et reconnu comme étant un grand écrivain, pour avoir écrit cette oeuvre géniale. On lui a souvent fait la critique suivante: «Yacine, tu prétends travailler pour le peuple, pour les analphabètes, pour les Algériens qui ne connaissent pas la langue française...Pourquoi donc as-tu écrit un livre aussi difficile à comprendre?». Lire et comprendre Nedjma n'est pas, en effet, une mince affaire. Il y en a qui l'ont lu plusieurs fois et à chaque fois, découvrent des choses nouvelles. D'où cette remarque: «Yacine, comment se fait-il que tu as écrit dans ce style très ésotérique, très difficile à comprendre?». La réponse est toute simple, il s'en est souvent expliqué. Ce livre a été édité en 1956, donc écrit quelques années avant le déclenchement de la guerre de Libération nationale. Lorsqu'il proposait le manuscrit à des éditeurs français, ceux-ci ne voulaient simplement pas l'éditer, lui disant: «Qu'est-ce que c'est que cette écriture? On ne comprend pas, ce n'est pas bon...Pourquoi n'écris-tu pas sur le paysage algérien, sur le beau soleil d'Algérie?...». Il y en a même un qui lui a dit: «Pourquoi n'écris-tu pas sur les moutons d'Algérie!». C'est ce que racontait Yacine. Il disait qu'à l'époque, il n'avait pas les moyens de s'adresser aux Algériens. Très peu d'entre eux comprenaient la langue française. Il était de ce fait exclu qu'il s'adresse aux Algériens dans cette langue. Et il ne savait écrire qu'en français. C'est vrai qu'il était arabophone, mais il n'était pas lettré dans cette langue. Il n'avait pas d'autres moyens d'expression par l'écrit, que le français. Il a alors carrément choisi de s'exprimer dans cette langue et de s'adresser à ceux qui pouvaient la comprendre, c'est-à-dire aux Français. Il l'a si bien expliqué d'ailleurs: «J'ai écrit en français pour dire aux Français que je ne suis pas Français».
Il a donc écrit en français, mais pour montrer l'Algérie. Il a voulu dire aux Français que l'Algérie n'est pas française. L'Algérie est un pays qui a son peuple, son histoire, ses cultures...Si l'on relit Nedjma, on constatera qu'il ne parle pas de la France; ses références ne sont pas la culture française. La langue française n'était pour lui qu'un instrument (un butin de guerre, comme il aimait à le dire). Tandis que tous ses personnages et les éléments qu'il traite dans son ouvrage ne concernent que l'Algérie. Il a, en quelque sorte, valorisé l'Algérie. Il a réhabilité l'Algérie au regard des Français.
J'ai lu une fois, dans le journal Le Figaro, je crois bien, à l'occasion de la tournée de la troupe de l'ACT qui avait joué la pièce Mohamed, prends ta valise en France et parlant de Nedjma, un critique qui disait ceci, parlant de Kateb: «Il est regrettable que le Rimbaud contemporain ne soit pas français».
Cela dit, il a aussi écrit des pièces de théâtre. Avant l'indépendance de l'Algérie, il avait déjà écrit des pièces de théâtre dont certaines ont été jouées en Europe et à Tunis.
L'homme aux sandales de caoutchouc est une grande pièce de théâtre qu'il avait écrite vers les années 68/70, à Gisors, un petit village en Normandie où il s'était retiré quelque temps. Faut-il rappeler que L'Homme aux sandales de caoutchouc, c'était Hô Chi Minh. Le chef de l'Etat vietnamien n'avait pas de souliers parce que c'était la guerre, la misère, l'austérité...Il portait des san dalettes en caoutchouc que l'on fabriquait ici aussi d'ailleurs, à la même époque. Dans des pneus usagés, on découpait une semelle et avec une lanière en cuir, on faisait le reste. C'était ce genre de sandalettes qu'avait Hô Chi Minh, et les Vietnamiens amicalement, l'appelait «L'homme au sandales de caoutchouc». Yacine avait séjourné au Vietnam, plus d'un mois je crois. Il était l'ami d'un général, il aimait le Viêtnam parce que le Viêtnam combattait le colonialisme français comme nous. C'était cela Yacine, c'était cet anticolonialiste acharné. A l'âge de 17 ans, c'est connu, il avait donné une conférence à Paris, intitulée L'Emir Abdelkader et l'indépendance de l'Algérie. A 15 ans, et c'est connu aussi, il avait été emprisonné à la suite des manifestations sanglantes de Mai 1945.
Kateb Yacine, certes, était un écrivain, un poète, un dramaturge...tout cela est vrai, mais, il était surtout un militant. Je suis convaincu qu'il était cela d'abord : un militant. Un combattant des causes justes. Là où il y avait de la misère, là où il y avait des opprimés, de l'injustice, Kateb était sur la brèche. C'était un homme extraordinaire. Il avait soutenu les Sud-Africains, les Vietnamiens et bien entendu, les Algériens, parce qu'ils étaient opprimés. Sur la Palestine, par exemple, il avait dit une phrase pertinente: «Nous ne soutenons pas les Palestiniens parce qu'ils sont arabes, nous ne soutenons pas les Palestiniens parce qu'ils sont musulmans, nous les soutenons parce qu'ils sont colonisés».
Il était à la fois nationaliste, et il le proclamait, et en même temps internationaliste. Dans le monde entier, là où il y avait un combat, partout, là où il en avait la possibilité, il s'était battu contre l'injustice. Avec ses armes. Il a écrit des livres, des romans, des pièces de théâtre, des poèmes, des articles de presse.
Après 1962, il était revenu en Algérie. Il avait fait un peu de tout, il avait repris à Alger Républicain, où il avait été anciennement journaliste, notamment avec son grand ami le peintre M'hamed Issiakhem. Il repartait souvent, parce qu'il ne se retrouvait pas bien. Il s'était installé dans une maison d'enfants à Sidi Ferruch. C'était des enfants abandonnés, comme les cireurs d'Alger que l'on avait recueillis dans des centres, juste après l'indépendance. Là-bas, il écrivait ; il n'avait pas de maison, aucune rente, aucune ressource ; il mangeait avec les enfants. Et finalement, il était reparti.
Vers les années 70, il avait eu une opportunité de revenir travailler au ministère du Travail. Il y avait un ministre qui était un ami à nous, Mazouzi Mohamed Saïd. J'étais directeur de la formation, je disposai donc de quelques moyens. On avait fait venir une troupe qui s'appelait Le théâtre de la mer, une troupe de cinq ou six éléments. Notre objectif était de donner une formation professionnelle complémentaire aux stagiaires qui passaient dans les centres de formation professionnelle accélérée.
Les Cfpa étaient des écoles où on formait des jeunes adultes à des métiers: industrie, bâtiment...C'étaient des formations de quelques mois seulement, juste pour dégrossir un peu les futurs ouvriers avant de les envoyer dans le monde du travail. A l'époque, on pensait que l'indépendance nous permettrait de faire une véritable révolution pour plus de justice, plus d'égalité...pour un monde meilleur. On s'était dit que dans ce sens, les travailleurs avaient un grand rôle à jouer. Et que pour qu'ils puissent le faire et ne plus rester des ouvriers passifs qui exécutent des tâches automatiquement, il leur fallait une formation complémentaire à celle qu'ils recevaient au plan technique. Il fallait les sensibiliser, leur montrer des choses afin qu'ils comprennent un peu les enjeux, le monde, les rapports de force...La formation technique n'était pas suffisante, il fallait leur donner une autre formation et on avait pensé que la culture permettait cette formation complémentaire. L'activité culturelle est, en effet, quelque chose qui ouvre toutes les voies possibles du savoir. Cette troupe avait donc comme objectif de former des animateurs et des moniteurs culturels qui, à leur tour, organiseraient des activités culturelles dans les centres de formation professionnelle implantés dans tout le pays.
J'avais eu l'occasion de rencontrer Kateb Yacine et je lui avais demandé de venir rejoindre, au ministère du Travail, Le théâtre de la mer pour intensifier et développer ce travail.
Au départ, il n'avait pas tellement voulu parce qu'il avait un gros handicap. A l'occasion de l'anniversaire de l'assassinat de Mehdi Ben Barka, un grand leader de l'opposition marocaine, une grande manifestation de solidarité avait été organisée, à Paris, pour dénoncer ce crime. Des partis politiques, des personnalités avaient pris la parole. Kateb avait été invité à intervenir. De la tribune, et bien entendu, comme d'habitude, sans calculer et sans prendre de précautions, il avait parlé. Non seulement il avait dénoncé le crime, mais il en avait profité pour dénoncer ce qui se passait en Algérie: que le coup d'Etat de Boumediene était un coup d'Etat militaire, que c'était du fascisme...De sorte que lorsque je lui avais demandé de venir, il m'avait répondu : «Oui, mais je risque d'être arrêté à l'aéroport». A l'époque, on arrêtait des gens pour moins que ça. On avait réussi à contacter le chef de la police qui avait promis qu'il n'arrêterait pas Kateb si jamais il revenait au pays.
Voilà comment il était revenu au pays. Il s'était intégré à la troupe du Théâtre de la mer, qui avait changé son nom pour devenir l'ACT (Action culturelle des travailleurs) qui, comme son nom l'indique, a un double sens, c'est un sigle: l'ACT et en même temps, un acte, une action, une activité.
Ils avaient joué quelques pièces, mais la plus importante était Mohamed, prends ta valise. Pourquoi cette pièce? Là aussi, on peut comprendre le travail de Yacine. Il était sensible à tout ce qui se passait. Il s'informait sans cesse, rencontrait beaucoup de gens qu'il interrogeait. Il était tout le temps à l'écoute de ce qui se passait dans le pays et dans le monde. Et tout de suite, il intégrait tout ça dans son travail. A l'époque, les Français avaient commencé à limiter l'émigration, puis à la stopper carrément. Ils menaçaient même de renvoyer nos émigrés en Algérie. Par ailleurs, ils étaient intéressés par notre pétrole. Boumediene voulait négocier globalement nos rapports avec la France, c'est-à-dire, signer un accord pour le pétrole, mais en contrepartie, les Algériens seraient respectés et ne seraient pas renvoyés.
Boumediene, je le savais, avait la hantise que les Français nous renvoient nos compatriotes. Il disait, en aparté, que les Algériens n'accepteraient pas que leur niveau de vie baisse d'un centime pour prendre en charge les centaines de milliers d'émigrés qui reviendraient. Il va falloir les loger, leur trouver du travail...C'était un problème. Donc, il y avait une espèce de chantage que les Français faisaient à l'Algérie. C'était à ce moment-là que Kateb avait écrit la pièce Mohamed, prends ta valise, où il traitait notamment de ces problèmes. Cette pièce avait connu un énorme succès.
La troupe de Yacine était composée de jeunes souvent chômeurs mais pas des professionnels. Il n'y avait pas de scénario au préalable, ils se mettaient tous autour d'une table et construisaient ensemble la pièce. J'assistais souvent, durant de longues heures à ces séances de travail. C'était un grand bonheur, un grand plaisir, de voir comment avec beaucoup de modestie, Yacine travaillait au milieu de ses amis. Si on ne le connaissait pas, il était difficile de deviner qui était Kateb parmi les gars. Chacun pouvait intervenir, trouver un mot, une phrase, une idée... C'était comme ça que, petit à petit, prenaient forme les scènes, se composaient les tableaux...Et c'est comme ça que la pièce Mohamed, prends ta valise évoluait au fur et à mesure des déplacements de la troupe et s'enrichissait des événements de l'actualité.
L'une des caractéristiques de la troupe de Yacine c'est qu'elle était itinérante. Elle avait bien un siège à Bab El-Oued, mais en vérité, elle était tout le temps en vadrouille! D'Est en Ouest, du Nord au Sud, chez les travailleurs de la Sonatrach, auprès des combattants du Polisario, au Sahara, dans une caserne à Oran, parce qu'il a connu un officier qui lui a permis de jouer auprès des soldats, dans les fermes autogérées, dans les écoles, les maisons d'enfants, dans la rue, partout où il y avait un espace..., sauf à la télévision! La presse, assujettie au Pouvoir, n'en rapportait évidemment pas les échos. En cinq ans, ils ont joué devant plus d'un million de spectateurs.
Vers la fin de cette histoire, Yacine avait vraiment essayé d'intervenir pour que l'on filme la pièce. Il pensait, à juste titre, que la troupe n'allait pas durer indéfiniment et qu'il fallait conserver l'oeuvre et la sauver de l'oubli. Les comédiens eux-mêmes vieilliraient, se marieraient et finiraient par se séparer.
Nous sommes allés voir le directeur de la télévision, qui nous a dit : «Oui, nous pouvons la filmer, mais la produire à l'écran non. La filmer oui, à condition que l'on censure certains passages». Yacine n'a pas voulu. Nous sommes allés voir le Premier ministre Brahimi qui nous a dit ceci: «Moi-même j'ai été censuré deux fois». D'un pays arabe il aurait envoyé un télex qui n'aurait pas été médiatisé, une deuxième fois, de Paris, il aurait envoyé un texte qui aurait été censuré. Ceci pour lui signifier qu'ils étaient logés à la même enseigne et qu'il n'y pouvait rien.
Chaque représentation était suivie de débats entre les comédiens et le public. Souvent, Kateb participait à ces échanges. Dans le théâtre de Kateb, le débat, à la fin de chaque représentation, était un élément important de la représentation. Et si dans la pièce certains faits d'actualité étaient évoqués par allusion ou par un subtil jeu de mots dont Yacine avait le secret, dans les débats, les choses étaient nommés en clair. Rappelons-nous que c'était encore l'ère du parti unique et où la Sécurité militaire était omniprésente. Une fois, au cours d'un débat, quelqu'un avait dit: «Mais c'est de Kaïd Ahmed, le responsable du Parti qu'il s'agit, non?». Les comédiens ne savaient pas quoi répondre et se retournèrent vers Kateb, l'interrogeant du regard. Il faut se souvenir qu'à l'époque, critiquer un personnage aussi important du Pouvoir n'était pas sans danger. Yacine répondit alors: «Dans le théâtre, c'est comme ça, chacun comprend ce qu'il veut!».
Une des rares fois où la troupe s'était produite au Théâtre national d'Alger, il y avait eu un débat, à la suite duquel Yacine avait critiqué le ministre de la Culture de l'époque. Il l'avait attaqué nommément et directement. A la suite de quoi, Boumediene avait appelé Mazouzi, ministre du Travail, et lui avait dit: «Yacine exagère ! Il critique nommément des ministres devant le public ! Je ne peux pas accepter ça!» Par la suite, le ministre de l'Intérieur avait envoyé des télégrammes à tous les walis et à tous les chefs de daïra leur ordonnant d'interdire à Yacine de parler en public.
Yacine a travaillé, c'est vrai, avec beaucoup de courage car il allait à contre-courant de l'ordre établi. Il était chaque fois saboté. Il avait eu une fois, par hasard, une petite place au ministère du Travail, et il a su l'exploiter. Sinon, jamais il n'aurait pu travailler. Les thèmes étaient inspirés par l'actualité, c'est pour ça que la pièce n'était jamais la même : elle évoluait au fil des événements.
Kateb Yacine était passionné par la défense des travailleurs. Il était marxiste-léniniste et avait milité pour la révolution qui devait se faire par les travailleurs contre leurs exploiteurs, pour une société plus juste. Il n'avait jamais été membre du parti communiste algérien, me semble-t-il, mais il avait toujours défendu les idéaux communistes à fond. Parce qu'il était convaincu que c'était par la révolution qu'un ordre nouveau pouvait naître. Il a été souvent critiqué, parfois même par des communistes eux-mêmes, mais jaloux de sa liberté, il ne pouvait pas accepter les contraintes et les règles de l'organisation d'un parti.
Le style de son théâtre : le discours était l'arabe populaire, comme on le parle dans la rue avec des mots en kabyle, en français...Une fois, la pièce L'homme aux sandales de caoutchouc avait été mise en scène par son cousin Mustapha Kateb et jouée au TNA en arabe classique. Ce fut une catastrophe! Il avait regretté d'avoir accepté et il n'avait plus voulu recommencer une telle expérience.
Sur tamazight, Yacine a été un grand militant de notre culture. Pourtant, c'était un arabophone et il ne connaissait pas cette langue. Il haïssait le mot berbère et il s'en était souvent expliqué. Je le cite: «Quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre grand les oreilles. On parle de l'arabe, on parle du français, mais on oublie l'essentiel, ce qu'on appelle le berbère. Terme faux, venimeux même, qui vient du mot barbare. Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? Ne pas parler de tamazight, la langue, et d'amazigh, le mot qui représente à la fois le lopin de terre, le pays et l'homme libre?» En effet, le terme berbère n'est pas de nous. Aucune maman n'a appris à son enfant que nous sommes «di barbariène» ! Ce sont les Français qui nous nomment ainsi. Il y a une grande contradiction d'une part de revendiquer notre culture et notre langue et d'autre part de nous qualifier nous-mêmes du terme de berbère utilisé par le colonisateur pour nous nommer. Kateb l'avait vite compris et l'avait dénoncé. Un autre exemple du regard toujours neuf que Yacine porte sur tout ce qu'il observe et étudie : notre pays s'appelle l'Algérie. Mais lui proclame que ce n'est pas le véritable nom de notre pays. Tamazgha ou Tamazight conviendraient mieux. De même que Kabylie est un terme arabe qui veut dire tribu, tandis que Chaouia sont les bergers de chèvres. Continuer à appeler notre pays dans une autre langue est terrible. On a fait beaucoup de choses pour tamazight, pour recouvrer notre culture mais on est loin du compte...Militer, comme Kateb Yacine, pour tamazight, c'est continuer le combat de ceux qui se sont battus pour l'indépendance de notre pays, contre le colonialisme français. Que disait Yacine? «La décolonisation, c'est des couches: tu enlèves une couche, il y a encore une autre!» Et c'est vrai. Nous n'avions pas fait partir les Français parce qu'ils s'appelaient Joseph ou Paul ou même parce qu'ils étaient chrétiens, mais c'était pour retrouver notre authenticité, nous retrouver nous-mêmes, dans nos vêtements, notre couscous, notre langue, pour nous remettre debout sur nos jambes, nous libérer, prendre notre destin en main et ensuite commencer à marcher pour rejoindre le monde entier. Dans ce sens, les moudjahidine qui ont fait la guerre et libéré le pays, même si on peut critiquer certains de leurs actes, ont entamé un combat qu'aujourd'hui les militants de tamazight poursuivent pour recouvrer et parachever notre identité. Qu'ils le veuillent ou non, ces militants continuent le combat de leurs aînés. C'est le message que nous a laissé Yacine. Il y a plus de trente ans, Yacine avait nommé son fils Amazigh. Et c'est dans La auvage que l'on peut retrouver Le testament, préambule des luttes futures et qui sont devenues celles d'aujourd'hui dans notre pays:
Je vous laisse L'histoire Au coeur de mes enfants Je vous laisse Amazigh Au coeur De l'Algérie Ali ZamoumIghil Imoula, octobre 2003


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