Comment zapper d'une vidéo d'un bébé mignon à une vanne du site parodique El Manchar et passer à une pétition contre la détention du blogueur Mezoug Touati ? C'est tout le paradoxe d'une ère où le militantisme (et c'est un phénomène mondial) ne vaut plus pour une vie entière. Il est, depuis l'avènement des réseaux sociaux, des engagements ponctuels : en lieu et place des beaux discours, bon nombre d'internautes misent sur du concret. D'ores et déjà, quelques batailles ont été menées sur le web, à l'exemple de la demande de libération de Mohamed Gharbi, la mobilisation pour l'interdiction de l'exploitation du gaz de schiste, ou encore la campagne «Keliha Tsedi», «Laisse-là rouiller», en signe de protestation contre la cherté des véhicules en Algérie. Et puis, il est des causes qui, partant du web, se transposent sur le terrain. C'est le cas notamment du cri de colère d'une jeune joggeuse, Ryma, agressée pendant le Ramadhan alors qu'elle faisait son footing. La vidéo a aussitôt été suivie par un appel à un «footing de solidarité». A la surprise générale, des dizaines de femmes ont quitté le champ virtuel pour courir dans la Promenade des Sablettes à Alger en signe de solidarité. «Dégage ! » Sur le plan politique, et même si les jeunes (et les Algériens en général) ne s'investissent plus corps et âme en politique, ne battent pas le pavé et ne se déplacent même plus pour les grands rendez-vous électoraux, force est de constater que la politique est omniprésente sur les réseaux sociaux. Et c'est, en premier lieu, les hommes politiques qui en subissent les frais. Combien de ministres ont eu droit à une photo flanquée du mot Dégage «Irhal». Et si les perles des politiques étaient confinées dans les conférences de presse, faisant pouffer de rire les journalistes en charge de couvrir les activités ministérielles, mais qui ne s'y attardent pas dans leurs articles, elles deviennent virales, par l'effet grossissant des réseaux sociaux et de la circulation des vidéos. Le fait est que l'actualité est suivie (et commentée) via les réseaux sociaux. Selon une étude sur «Le rapport des jeunes au politique en Algérie» réalisée par Abla Rouag pour le compte de la faculté de psychologie et sciences de l'éducation de l'université de Constantine, les jeunes Algériens sont relativement curieux vis-à-vis de l'information politique. D'après le sondage qu'elle a réalisé, 67% d'entre eux puisent l'information politique sur le web, 43% discutent de sujets politiques avec leurs amis. Elle fait remarquer le clivage existant entre les jeunes Algériens et leurs hommes politiques. Seulement 11% des jeunes font confiance aux hommes politiques de leur pays. Plus de la moitié des jeunes qu'elle a interrogés déclarent que la politique du pays ne favorise pas l'emploi des jeunes et 36,4% pensent que les dispositifs d'insertion professionnelle des jeunes sont efficaces. Ils sont moins nombreux à déclarer qu'il n'y a pas de politique éducative en faveur des jeunes (41% contre 34% qui pensent le contraire). Plus de 68% des jeunes estiment que la politique du pays ne donne pas un bon niveau de vie aux citoyens. Alors, face aux tenants du pouvoir, les internautes dégainent une arme redoutable : l'humour. La défiance est manifestée par les détournements d'images. Tels des sales gosses, et au lieu de dessiner des moustaches sur des affiches, ils retouchent les photos via photoshop. Depuis l'avènement des réseaux sociaux, nous avons eu droit à bon nombre de campagnes -plus ou moins éphémères- à coups de hashtags, tels que #El barlaman ma yemathalniche (le Parlement ne me représente pas) en avril 2018 à l'occasion des législatives, ou encore #Insoumis réunissant les jeunes réfractaires au service militaire sous le slogan «Vos enfants d'abord». Preuve, si besoin est, le peu de crédit que les jeunes accordent aux politiciens, les porte-voix des jeunes internautes ne sont pas issus de la scène politique. Les plus suivis ? Le rappeur Lotfi Double Canon, l'ancien commentateur sportif Hafid Derradji, ou le blogeur Amir Dz. Les followers sont hétéroclites, comprenant même des militaires, appelés, officiers de police qui postent des photos de leurs képis ou de leurs galons pour manifester leur soutien aux opposants digitaux. «Cyberpétitions» Par ailleurs, les cyberpétitions ont le vent en poupe. Sur le site «Change.org», les pétitions algériennes en vogue concernent «le remboursement de la pompe à insuline», «un meilleur traitement des animaux en cage» «l'autorisation du bitcoin et cryptomonnaies en Algérie» ou en faveur «un meilleur traitement des Noirs». Les détracteurs parlent d'un «militantisme de fainéants». Il reste qu'il y a des pétitions qui ont connu un dénouement heureux. C'est le cas notamment de la mobilisation pour le rapatriement des crânes de résistants algériens entreposés au musée de l'Homme ayant rassemblé plus de 29 000 signatures. Elle était portée par un universitaire et un militant de terrain, Brahim Senouci. C'est que l'histoire de l'Algérie indépendante a été émaillée de luttes politiques qui ont été le fait de jeunes militants, que ce soit lors des manifestations de l'UNEA (dans l'Algérie des années 60-70) à la création du parti clandestin PAGS, en passant par le Printemps berbère 1980, aux mouvements islamistes et à la crise de Kabylie de 2001. Thomas Serres, dans une étude intitulée «La jeunesse algérienne en lutte», explique ce conflit générationnel en ces mots : «La génération des parents» a, aux yeux des «enfants», le tort d'avoir cru dans le socialisme spécifique. Dans certains cas, ce conflit s'exprime dans des termes virulents à l'égard de parents «frustrés» et «vaincus» par le système. La croyance dans l'Etat et dans le peuple des discours révolutionnaires s'est ainsi progressivement dissipée dans la crise. Il souligne : «Pour une génération qui a été confrontée depuis sa naissance à un contexte de crise aiguë, dont il résulte une multiplication des violences du système (économiques, sociales, politiques, mais aussi sentimentales) et une raréfaction des opportunités permettant de s'y soustraire, les générations précédentes sont des coupables tout désignés. La permanence de la situation de crise alimente de facto le contentieux à l'égard des ”anciens”, qualifiés de ”périmés” et, quand ils ont des responsabilités politiques, de ”voleurs”». La meilleure illustration de ce constat réside dans la vidéo datant de juin 2012, montrant l'ancien chef d'état-major et ministre de la Défense, Khaled Nezzar, pris à partie par des membres du Mouvement des jeunes indépendants pour le changement (MJIC) au cimetière El Alia. Face à l'un des chefs de file des putschistes de 1992, l'un des protestataires n'a pas hésité à qualifier les généraux de «menteurs» et d'«assassins». Six ans plus tard, le général à la retraite Khaled Nezzar sort son dixième ouvrage pendant que les militants du MJIC ont disparu dans les méandres du web…
85,7% des jeunes imputent la situation en Algérie à la corruption Selon une étude sur «le rapport des jeunes au politique en Algérie» réalisée par Abla Rouag, de la faculté de psychologie et sciences de l'éducation de l'université de Constantine, moins de 35% des jeunes savent comment sont choisis les représentants politiques, 52% pensent que la politique algérienne n'encourage pas les jeunes à participer à la vie politique, un très faible taux (9%) pense que les élus des partis politiques sont fidèles à leurs promesses, 10% des jeunes pensent que les élus les représentent réellement. La chercheuse fait remarquer que les jeunes sont plus mobilisés autour de la contestation qu'autour de la participation à la vie politique. Aussi, près de la moitié des jeunes interrogés sont d'accord avec les mouvements de contestation contre la politique de l'Etat : 60,5 % des jeunes sont d'accord avec les grèves des syndicats comme moyen de revendication, Une très importante majorité (85,7%) pense que c'est la corruption qui nous empêche de bien vivre en Algérie et 77% des jeunes estiment que seuls les riches peuvent vivre bien en Algérie. Par rapport aux symboles de l'Etat, une grande majorité (83%) pense que l'islam est le symbole de l'Etat et une très grande majorité (80%) estime que la langue arabe les représente en tant qu'Algériens.