Longtemps boudé, l'espace public est pourtant un élément crucial dans le développement des sociétés. Après une décennie d'horreur et l'insécurité qu'elle a entraînée, la ville est désormais un territoire morne, de circulation sans initiative ni créativité. « Occupons l'espace public », c'est le mot d'ordre qui émane, initialement de la Toile. L'objectif est simple : faire vivre les espaces publics en occupant, hommes, femmes et enfants, des espaces symboliques de la ville blanche tels que la rue Larbi Ben M'hidi, la Grande Poste ou la place Emir Abdelkader. Derrière cette initiative, Aniss Mezoued, architecte. -Qu'est-ce qui a motivé cette initiative ? C'est parti d'un constat : une détérioration de la qualité de vie, du cadre de vie et des espaces publics. Dans toutes les villes du monde, ce sont les artistes, les créatifs et les intellectuels qui donnent vie à la cité et la porte vers le haut. Il y a aussi un élément très important, exacerbé pendant le mois de Ramadhan et la création de toutes ces kheimates, ces petits lieux où les gens se rassemblent en faisant abstraction de la ville. La ville n'est plus vécue en tant que telle, on n' y est plus à l'aise et on s'enferme dans ces sortes de bulles, que ce soit à Sidi Yahia ou à Bab Ezzouar, par exemple. -La vie ne s'articule-t-elle plus autour de la ville ? Tout à fait. Les lieux de vie, ceux de commerce et de culture se déplacent actuellement. Par exemple, au centre commercial de Bab Ezzouar, on retrouve une certaine qualité, une certaine mixité sociale et du genre qu'on ne retrouve pas ailleurs, dans les rues. Il y a aussi une école de pensée qui est née au Canada qui a trait à la naissance d'une certaine classe créative qui appelle les pouvoirs publics et les citoyens afin d'améliorer le cadre de vie. Cette classe est constituée d'intellectuels, d'avocats, d'architectes, d'écrivains, d'artistes peintre… qui ont cette capacité d'apporter de nouvelles idées, de nouvelles pensées et qui font évoluer la société. -Qu'en est-il de l'espace public en tant qu'espace de débat et de critique du pouvoir, tel qu'il est défini par Habermas ? Nous préférons éviter d'aborder les questions politiques en tant que critique ou opposition du pouvoir. Mais ce qui est clair, c'est que l'appropriation de l'espace public est une question éminemment politique. Nécessairement, il y a des rapports de force, il y a des gens plus présents que d'autres, qui imposent leurs pratiques. Pour nous, les pratiques qui doivent s'imposer doivent être celles qui tirent la société vers le haut, donc les intellectuels. Et donc forcément, que ça devienne un lieu de confrontation des idées et avec le temps un lieu de débat politique. -Vous avez dit «réappropriation de l'espace public», cela sous-entend-il qu'il y a spoliation de cet espace ? Non, pas nécessairement, mais plutôt abandon. On sait tous ce qui s'est passé pendant la décennie noire, les gens ne circulent plus, ni ne s'approprient la ville et se retirent dans ces lieux clos, dans lesquels on retrouve une certaine tolérance qu'on ne retrouve pas en ville. C'est plutôt le fait d'avoir fui la ville, que d'avoir été exproprié de la ville. L'idée serait d'appeler les gens à revenir vers elle. -Vous avez particulièrement insisté sur la mixité et l'art… Il y a un problème sérieux par rapport à la mixité du genre et la mixité sociale. Tout le monde a fait le constat qu'il n'est pas très agréable pour une fille, particulièrement non voilée, de circuler à Alger. Alors que la présence de la femme est très importante dans la ville par rapport à la tolérance, la douceur et beaucoup de choses qu'elle apporte et qui qui font qu'on s'accepte les uns les autres. C'est la masculinisation de l'espace public dont il est question. L'artiste a la particularité d'être créatif en matière de style, d'art ou de mode de vie, ce qui permet à la société d'avancer, sinon il y a stagnation, voire régression. -Une portée profondément sociale ? Ça a une portée beaucoup plus grande que ce qu'on pourrait penser. Ce n'est pas uniquement le divertissement ou la culture, comme on l'entend dans le sens commun. Par exemple, ça développerait le tourisme et l'économie. On parle souvent de ramener les intellectuels vers leurs pays, mais lorsque vous avez des gens qui sont habitués à un certain cadre de vie et à une qualité de l'espace public, comment voulez-vous les attirer dans un cadre qui ne correspond plus à leurs attentes. L'idée est de créer un débat autour de l'espace public, que celui-ci devienne un lieu de confrontement des idées et non pas un lieu de circulation et de consommation uniquement.