Alors que la loi prévoit un dispositif pour les malades, qu'elle demande de les orienter vers des établissements de désintoxication, les juges préfèrent limiter le risque de récidive en les faisant passer par la case prison. «Mon fils Bilal est emprisonné à tort. Il est aujourd'hui le compagnon des criminels de la prison d'El Harrach.» Du jour au lendemain, Mohamed a vu sa vie basculer. Bilal, son fils, 26 ans, est incarcéré depuis 18 mois pour avoir été cité dans un interrogatoire de la police par un délinquant consommateur de drogue. Poursuivi pour consommation et jugé coupable lui aussi, il doit purger une peine de trois ans de prison ferme. «Mon fils prend des médicaments qui lui ont été prescrits par son médecin, car il est sous traitement, avoue Mohamed. J'ai fourni tous les documents qui attestent de la maladie de mon fils, mais aucun n'a pu convaincre le juge qui l'a condamné quand même», poursuit-il. Bilal est atteint d'une pathologie addictive (poly addiction aux substances psychotropes). Son compte rendu médical parle de «dépendance» et «d'anxiété sociale». En effet, ce dernier suivait, avant son incarcération, une cure de désintoxication «de manière assidue», souligne le professeur Nadir Bourbon, médecin psychiatre et chef du centre intermédiaire des soins addictologie dans son compte rendu médical. Or, à lire l'article 6 de la loi 04-18 du 25 décembre 2004 relative à la prévention et à la répression de l'usage et du trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, Bilal ne devrait pas se trouver derrière les barreaux. «L'action publique n'est pas exercée à l'égard des personnes qui se sont conformées au traitement médical de désintoxication qui leur aura été prescrit et l'auront suivi jusqu'à son terme», précise la loi. Autrement dit, cette loi interdit formellement au procureur de maintenir en prison les toxicomanes qui se sont conformés au traitement médical de désintoxication. Certains pensent que «cette loi renferme des dispositions assez intéressantes et d'autres qu'il faudrait améliorer, car pas très cohérentes avec la situation et la réalité sociale du pays», à l'image de Salah Debouz, président du bureau de la LADDH (Ligue algérienne de défense des droits de l'homme) ; d'autres, comme Naït Salah Belkacem, avocat, estiment que «cette loi exprime un vœux pieu démontrant ainsi l'absence d'une stratégie claire pour lutter contre le fléau de la drogue et la problématique qu'il pose à travers la toxicomanie dans la société». Par ailleurs, selon Salah Debouz, «les articles 6 et 10 de la loi 04-18 déterminent les grandes lignes et les conditions d'application de la loi. Malheureusement, ces articles restent très souvent non appliqués, car ils sont soumis à l'appréciation des juges et leur interprétation des faits et textes». Dans ce contexte, un avocat qui a requis l'anonymat confie : «En Algérie, on opte pour la prison, qui reste la solution radicale.» Un avis partagé par Salah Debouz qui affirme : «Nos juges sont formés dans une logique juridique exclusivement punitive et sont donc loin de concevoir d'autres décisions que celles punissant des personnes ayant fait un usage illicite de stupéfiants ou de substances psychotropes.» «Criminels» Dans cette situation, Bilal n'est pas un cas isolé. Ils sont aujourd'hui nombreux à être incarcérés alors qu'ils sont malades. En effet, «on rencontre beaucoup de jeunes dans ce genre de situation et tous les jours, de telles décisions sont prises d'une façon “administrative'' sans se préoccuper de l'intérêt de la société et des individus pourtant prévu et bien explicité par la loi», se désole Salah Debouz. Parmi ces jeunes : Riad, un jeune de 27 ans résidant à Bab El Oued. Il est aujourd'hui incarcéré à la prison de Koléa pour avoir été «arrêté en possession de médicaments», confie Nesrine, une proche du toxicomane. Elle raconte : «Il avait signalé sa maladie au juge qui l'a fait examiner par trois autres médecins qui ont confirmé ce que Riad avait déclaré.» Le jeune homme n'a pas été relâché pour l'instant, car «il n'avait pas en sa possession son certificat médical au moment de son interpellation», explique l'interlocutrice. Une avocate souligne : «De nos jours, les juges ne se cassent plus la tête et ne veulent pas prendre le risque de laisser un “criminel'' dehors. Ils préfèrent le voir derrière les barreaux afin qu'ils ne soient pas tenus pour responsables s'ils venaient à commettre un autre délit.» Redouane, un avocat au barreau d'Alger, reconnaît : «J'ai moi-même eu plusieurs clients qui se sont retrouvés en prison pour moins que ça. Ils ont été condamnés juste parce qu'ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment.» Ce dernier assure que «les magistrats cherchent souvent à vouloir donner l'exemple même si dans leur démarche, la loi n'est pas respectée.» Alors, comment est-il possible que les magistrats ne respectent pas la loi ? Et qui est responsable de cette violation ? Alors que certaines parties, à l'image de Belkacem Naït Salah, rejettent la faute sur le législateur et le tiennent pour «responsable de cette situation». Car «chaque loi doit être précédée de travaux préparatoires au sein du Parlement où spécialistes et experts débattent en commission ou en comité pour corriger les défauts des textes proposés, définir les contours de la loi et clarifier les objectifs et les moyens à mettre en œuvre, ce travail ne se fait pas malheureusement, ce qui rend les textes de loi ambigus et anticonstitutionnels», certains textes de loi mettent en exergue la responsabilité du ministre. Si sur le plan juridique, le ministre de la Justice n'est responsable que de la gestion administrative de son département et ne doit pas intervenir dans les décisions que la justice doit rendre, «la nature du régime politique en place donne aux responsables de l'Exécutif, en leur qualité de membres du Haut-Conseil de la magistrature, des moyens d'influences directe et indirecte mais dans le mauvais sens, c'est-à-dire souvent pour rendre des décisions non conformes à la loi», explique Salah Debouz. Responsabilité Ainsi, et selon l'article 65 de la loi 04-11 : «Au cas où le ministre de la Justice est informé d'une faute grave commise par un magistrat, il procède immédiatement à sa suspension après enquête préliminaire comportant les explications du magistrat intéressé et après avoir informé le bureau du Conseil supérieur de la magistrature.» La responsabilité du ministre de la Justice se trouve alors directement engagée si ce dernier est informé d'une quelconque erreur. «Nous avons saisi le ministre à six reprises, mais il n'a pas jugé utile de réagir», déplore Mohamed, le père de Bilal. Par ailleurs, et selon l'article 30 du code de procédure pénale : «Le ministre de la Justice peut dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale.» Ce qui peut, selon l'article 530 alinéa 3 du code des procédures pénales, entraîner l'annulation d'un jugement. Dès lors, pourquoi le ministre n'intervient-il pas afin que ces malades soient placés dans les établissements adéquats ? «Mais avons-nous les structures médicales spécialisées et le personnel qualifié pour la mission définie dans la loi ?», s'interroge Belkacem Naït Salah. L'Algérie ne compte que trois centres de désintoxication (Blida, Oran et Chéraga). Cela reste insuffisant. Alors que l'article 61 du code pénitentiaire précise que «les détenus condamnés atteints de troubles mentaux ou toxicomanie ou désirant suivre une cure de désintoxication doivent être placés dans des structures hospitalières spécialisées pour leurs soins conformément à la législation en vigueur», l'avocat estime que cela reste impossible. Selon lui, «le problème de la toxicomanie n'est pas pris au sérieux, et ce, malgré le danger généré sur le plan politique, économique, social et sécuritaire. Nous constatons que nous n'avons pas les moyens nécessaires pour l'application de cette loi», se désole-t-il. Par ailleurs, l'avocat estime que «la mise en œuvre de la répression pénale sans distinction contre la toxicomanie dénonce un échec avéré». Pour lui, «le recours à l'incarcération systématique porte atteinte à l'humanité de l'individu et aucune excuse ne peut expliquer ce manquement grave à la mise en œuvre de l'article 06 et 10 de la loi 04-18 et aucune restriction ne peut être acceptée, car il y va de la crédibilité de l'Etat». Contacté à plusieurs reprises, le ministère de la Justice n'a pas souhaité répondre à nos questions. *Les prénoms ont été changés