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Tourner la page, mais ne jamais oublier ce qui s'est passé
Journal de Mouloud Feraoun, 1955-1962
Publié dans El Watan le 09 - 07 - 2016

Il est nécessaire que nos enfants apprennent combien leurs aînés ont souffert et le prix qu'ils ont payé pour qu'ils puissent hériter d'un nom, de leur fierté, et du droit d'être appelés Algériens sans avoir à baisser la tête comme le roseau dans la fable [de La Fontaine] (Mouloud Feraoun).
«La raison d'avoir fait tout cela [écrire ce journal] est simple : il est approprié que mon journal supplémente ce qui a déjà été écrit au sujet de la guerre d'Algérie — bon ou mauvais, vrai ou faux, juste ou injuste. Considérez-le comme un document supplémentaire dans un dossier extrêmement poignant. Rien de plus. Le temps est venu de l'ajouter au reste. C'est ou maintenant ou jamais» (Mouloud Feraoun).
Introduction
Si on devait résumer le journal de Mouloud Feraoun, qui s'étend sur la période 1955-1962 — c'est-à-dire la période de la guerre d'Algérie moins l'année 1954 — on pourrait dire, ce que l'auteur dira lui-même en d'autres mots lorsqu'il explique pourquoi il a écrit son journal : «Algériens, vous pouvez tourner la page, mais n'oubliez jamais ce qui s'est passé pendant la guerre — d'un côté comme de l'autre».
Lorsqu'on lit le journal de Feraoun — notamment pour la génération qui a vécu la guerre — on revit les événements comme s'ils s'étaient passés hier, avec les mêmes émotions ressenties à l'époque, la même peur au quotidien, la crainte que le conflit s'éternise, les mêmes espoirs et la même hantise de voir le bout du tunnel. On pourrait croire qu'un journal — parce qu'il raconte des événements qui se succèdent et se répètent — serait d'une lecture ennuyeuse.
Ce n'est pas du tout le cas avec le journal de Feraoun, car il a réussi, dans le style agréable, humoristique et parfois sarcastique qui lui est propre, à transcender la sombre réalité quotidienne et à poser les questions éthiques et philosophiques que ces événements suscitent, en particulier le pourquoi de la guerre, comment y mettre fin, quel serait l'avenir des deux peuples après la guerre ?
L'objet du présent article n'est pas de retracer de façon exhaustive tous les événements reportés dans le journal, mais de présenter les sujets qui nous paraissent les plus importants à souligner, notamment ceux qui sont encore d'une grande actualité aujourd'hui. Ces sujets sont : la question de la torture et des viols pendant la guerre ; l'état de pauvreté des populations algériennes à l'époque ; la contribution et l'engagement des femmes algériennes pendant la guerre ; 4) la signification du concept de démocratie et son interprétation à sens unique, ainsi que l'avenir des relations entre la France et l'Algérie.
La question de la torture et des viols commis pendant la guerre
Le thème de la torture et des viols est un thème récurrent dans le journal. Feraoun parle bien sûr surtout de la torture et des viols commis par les soldats français lors des descentes qu'ils font dans les villages, mais il parle aussi de ceux commis par les maquisards. Parmi les méthodes de torture utilisées par les policiers et soldats français, Feraoun cite, entre autres, les suivantes, qu'il décrit en détail :
a)- «La baignoire : cette forme de torture consiste à plonger la tête du prisonnier [algérien] dans une bassine pleine d'eau souillée d'urine et à la maintenir dans cette position jusqu'à ce que le prisonnier perde conscience. Ils soumettent le prisonnier à ce traitement huit à dix fois par jour. Ils utilisent aussi des tuyaux ayant un masque à leur bout qu'ils appliquent directement sur le visage. Ils n'ont alors plus qu'à ouvrir le robinet… La torture est alors rendue plus dure par la suffocation subite. Et à mesure que le prisonnier continue de boire, son ventre devient excessivement large. Ajouté à cela la cellule froide et les vêtements mouillés. Et parce que ces séances se tiennent généralement la nuit, le prisonnier ne dort presque jamais ;
b)- l'électricité : elle est appliquée sur les doigts et les oreilles. Ces sessions sont multipliées selon la volonté des policiers. Dès que l'électricité est mise en route, le courant traverse tout le corps. Le cerveau en est particulièrement sensible ;
c)- la bouteille : une bouteille ordinaire, de préférence ayant le goulot brisé. Le prisonnier est forcé de s'asseoir dessus et les policiers poussent avec toutes leurs forces sur les épaules du pauvre gars. Les effets douloureux de cette torture durent pendant des mois et des mois ;
d)- la corde : avec un masque placé au-dessus des mâchoires, le prisonnier est suspendu pour un moment et laissé se balancer, la mort plaçant comme un nuage devant ses yeux. Ils le font descendre quand sa langue commence à pendre en dehors de sa bouche ou lorsque le prisonnier devient complètement bleuâtre. Parfois, ils le suspendent par les pieds et se mettent à le battre avec leurs mains plusieurs fois. Ils utilisent souvent une corde et le battent avec un bâton métallique, frappant les dessous de pieds du prisonnier, de préférence avec un pied de pioche. Le bas des pieds est connu pour être très sensible et la partie cachée du corps…
[Mouloud Ferraoun n'ose pas aller plus dans les détails]». Feraoun dit que ces méthodes de torture ne sont qu'un échantillon parmi toutes les méthodes utilisées et que les policiers et soldats sont libres «d'inventer» toute forme plus «perfectionnée» de torture. Il ajoute que ceux qui subissent ce type de tortures n'oublieront jamais parce que celles-ci sont à jamais gravées dans leur chair.
Feraoun parle aussi des viols commis par les soldats lors des descentes qu'ils font dans les villages. «La femme de Guel m'a dit que durant les rafles récentes, il y a quatre jours, les soldats ne se sont pas empêché de flirter avec les filles. La nuit, quand ils viennent inspecter les maisons de ceux [des hommes mâles] qui ont fui pour dormir dans les champs, ils ne trouvent pas bien sûr les suspects, mais ils trouvent leurs femmes et leurs soeurs.
Et quelquefois, vous pouvez entendre les femmes crier. […]. Il [le capitaine] doit avoir remarqué que le meilleur moyen d'atteindre son objectif [obliger les hommes à se rendre], est de permettre que les soldats violent les femmes». Ces deux extraits ne sont que des exemples, parmi tant d'autres, exposés par Feraoun dans son journal. Comme nous l'avons évoqué ci-dessus, il parle aussi de la torture et des viols commis par les maquisards à l'égard des populations civiles locales.
«Les fellaghas coupent les gorges des femmes qui les trahissent ; l'armée [française] tire, arrête et torture les femmes qui travaillent pour l'organisation [le FLN]. Les deux côtés [les fellaghas et les soldats français] violent les plus belles et font des bâtards avec les jeunes filles et les veuves». Feraoun dira, cependant, que dans le cas des «fellaghas», lorsqu'on arrive à prouver qu'il y a abus de leur part, ils sont souvent «sévèrement punis», tandis que les crimes commis par les soldats et policiers sont restés à jamais impunis.
Etat de délabrement de la population algérienne et ségrégation à laquelle elle faisait face
Mouloud Feraoun revient plusieurs fois dans son journal sur l'état de délabrement dans lequel les Français avaient laissé la population algérienne. «A. B. [un de ses concitoyens], qui vient de revenir de son village, raconte que les Kabyles [c'est-à-dire, pour Feraoun, tous les Algériens en général] commencent à avoir faim dans les villages : rien n'y entre. Il fait froid et il neige.
[…]. Nous manquons de nourriture : pas de pain, de légumes, ni de viande. Les gens se battent pour la nourriture en boîtes». Feraoun souligne aussi le manque de liberté de mouvement de la population : «Vous avez besoin d'un laisser-passer pour entrer ou quitter la ville ; […] le courrier et les mandats postaux ne sont pas distribués et les produits de base ne sont pas disponibles.
[…] J'ai aussi entendu que tous les hommes seront transférés dans les villages et qu'ils seront seulement autorisés à sortir de leurs maisons pour quelques heures afin de prendre de l'air». Il raconte la politique de la terre brûlée menée par les soldats et les politiciens : «Les soldats vont dans les champs, explorent les ravins et les buissons, puis mettent le feu partout. Les plantations d'olives sont brûlées, et les oliviers brûlent comme des torches, ainsi que les figuiers et autres arbres fruitiers. Ce qui est en train de se produire est exactement ce qui est arrivé il y a des siècles lorsque les Vandales étaient venus mettre le feu aux plantations romaines.
Cela prouve que le visage de la guerre est toujours le même : les hommes ont les mêmes instincts. Cependant, il semble que chez nous [en Algérie à l'époque] il n'est pas question de guerre, mais de “pacification”». Feraoun se pose la question : est-ce que les Français font de la pacification lorsqu'ils mettent les Algériens à genoux et font tout pour renforcer la haine réciproque qui existait au jour le jour entre les Français et les Algériens ?
Usant de l'ironie et du sarcasme qui lui sont propres, il écrira à propos des Français : «Des gens sophistiqués, qui se réclament de donner des leçons de morale au monde, tirent sur des douzaines d'innocents sans cligner des yeux. Des gens délicats et scrupuleux assassinent froidement d'autres gens du même genre humain que le leur. Des gens civilisés qui jouissent de toute sorte de bonheur et d'opportunités […] massacrent et violent un peuple indigent qui, pendant des siècles, a été accusé des mêmes charges inexplicables. Des hommes qui ont tout viennent à détruire d'autres hommes qui n'ont rien».
Feraoun parle aussi du paradoxe entre la supposée politique «d'intégration» qui chercherait à rendre égaux des gens inégaux et la politique ségrégationniste et raciste appliquée aux musulmans. Il donne, en particulier, l'exemple qu'il connaît le mieux [étant lui-même instituteur] de la ségrégation existant entre les enseignants français et algériens. Il cite le cas de son professeur algérien : «Quand il décida de quitter notre village, il y a de cela une trentaine d'années, il a demandé à être muté tout près de chez lui […].
Il avait le respect de tous ses supérieurs et avait de très bonnes évaluations. Le poste fut donné à un jeune collègue français qui avait aussi de bonnes capacités. Mon professeur avait déjà dix ans de service quand ce collègue est né. En réponse à sa timide lettre de réclamation, et pour le consoler de ne pas avoir obtenu le transfert qu'il voulait, on lui attribua les “palmes académiques”.
Alors, il a décidé d'attendre, au village, sa retraite, mais n'a jamais porté le ruban qu'il n'avait jamais sollicité et qui lui avait été donné comme compensation». Des situations comme celle-ci étaient vécues dans la plupart des secteurs de l'économie et de l'administration et à tous les niveaux de la hiérarchie. Ce que les Algériens appellent aujourd'hui le «piston» — une pratique très usitée de nos jours — était déjà appliqué à grande échelle par ceux qui, selon Feraoun, s'érigent en «donneurs de leçons de morale».
Contribution et engagement des femmes algériennes pendant la guerre
Mouloud Feraoun met en valeur, à plusieurs reprises dans son journal, la contribution et le courage des femmes algériennes, et ce, aussi bien comme combattantes que comme mères en charge de la famille et de la communauté au sens large. Il donnera l'exemple de Sadia, la femme qui aide sa famille dans son approvisionnement quotidien en eau. «Après la fermeture définitive de l'école, elle avait rejoint la résistance et était devenue très populaire au sein de son groupe.
[…]. Ils [les maquisards] lui assignèrent toutes sortes de missions qu'elle remplissait de façon magnifique. […] Lorsque je passais à travers Taourirt Moussa il y a environ trois années, c'était elle qui m'avait porté secours et sauvé des militaires. Un jour, au cours du printemps dernier, quelqu'un l'avait dénoncée et elle avait été conduite auprès des autorités de Béni Douala et torturée outre mesure. Le jeune gardien qui la gardait l'avait relâchée secrètement après qu'elle ait promis de ne jamais le dénoncer si elle venait à être recapturée.[…] Elle est partie portant une simple tunique, pieds nus, sans ceinture, le visage enflé et le corps meurtri.
[…] A l'aube, elle n'était pas encore chez elle et se trouvait juste en face du camp des rebelles dans le village de Tiguimounine. Elle était supposée recevoir un bon accueil. Ç'aurait été la moindre des choses qu'ils [les rebelles] pouvaient faire. Au contraire, les femmes se saisirent de Sadia et l'ont conduite auprès des hors-la-loi, qui l'ont exécutée sur le coup. Sadia est morte en traître.
[…] Elle a laissé derrière elle une fille handicapée qui est aujourd'hui seule au monde». Feraoun a aussi parlé du courage des femmes lorsqu'elles font face, seules, aux soldats au moment des incursions fréquentes qu'ils faisaient dans les villages. Dans le maquis, elles étaient non seulement des combattantes comme les hommes, mais elles servaient aussi comme médecins, infirmières, cuisinières…
La question de la démocratie et des relations entre les Algériens et les Français
Feraoun utilise beaucoup l'ironie, voire même le sarcasme, notamment lorsqu'il parle de sujets éthiques ou philosophiques comme les notions de «pacification», «intégration», «indépendance» et «démocratie», ou encore les relations entre Français et Algériens. Nous ne parlerons que de ces deux derniers sujets — la démocratie et les relations franco-algériennes — parce que Feraoun leur accorde une importance majeure dans son journal. Concernant la notion de démocratie,
Feraoun dit que les Français appliquent le dicton suivant : «Fais ce que je dis, mais pas ce que je fais», ou encore la fameuse pensée de Pascal : «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà». Il pose la question de savoir pourquoi les militants de l'OAS [Organisation de l'Armée Secrète] font tout pour empêcher que la réconciliation et la paix aient lieu et pourquoi ils font tout pour empêcher les «pieds-noirs» d'appliquer le plus fondamental des principes de la démocratie, à savoir que «la minorité devrait se soumettre à la majorité et accepter la loi de cette dernière».
Bien entendu, pour Feraoun, la minorité ce sont les Français d'Algérie et la majorité ce sont les musulmans algériens. Il dit que ce principe «a été pourtant une pratique coutumière en France depuis longtemps». Il ajoutera qu'«En Algérie, pendant plus d'un siècle, une autre pratique était adoptée : une minorité, bénie par Dieu, détient tout le pouvoir entre ses mains et l'utilise imprudemment à son avantage.
Pendant des générations entières, les gens ici [les Français] ont été incapables de distinguer entre la démocratie et le fascisme. Cependant, leur fascisme était appliqué uniquement à nous, et nous, les musulmans, avons fini par le considérer comme étant la démocratie». Cette politique à deux mesures et à deux vitesses a poussé les Algériens à refuser les notions «d'intégration» et de «pacification» et celle de la «mission civilisatrice» de la France et à refuser de demeurer éternellement sous son joug et au contraire à s'accrocher jalousement à l'idée d'indépendance.
Concernant les relations entre les Français et les Algériens, Feraoun pense qu'elles n'ont, à aucun moment de l'histoire, été des relations sincères et fraternelles. Il pense que les musulmans n'étaient considérés ni comme des Français [comme ils étaient «supposes» l'être], ni comme des Algériens à part entière, et qu'ils avaient un statut mixte et confus. Il compare les relations entre la France et l'Algérie à un pont, mais pas un pont au sens commun du terme : «Un pont métallique, froid comme glace, a été jeté sur un siècle d'histoire franco-algérienne.
Ce pont est similaire au Sirat» qui mène au lieu de repos [au Paradis] ceux que Dieu a choisis ; ce pont est aussi fragile qu'une corde, aussi aiguisé qu'une épée…. Pour Ferraoun, ce «supposé» pont, qui aurait pu éventuellement conduire à une compréhension entre les deux peuples, n'en est pas un, ou plutôt est un pont à un seul sens et pour le bénéfice des Français uniquement.
Cette compréhension — ou ce dialogue de sourds pourrait-il dire — entre les deux peuples, Feraoun le compare à un couple marié, avec tous les droits pour une partie et toutes les obligations pour l'autre partie. «La vérité est qu'il n'y a jamais eu mariage. […] Les Français ont toujours cru qu'ils étaient l'Algérie. Mais maintenant que nous nous sentons plutôt forts ou que nous les sentons un peu faibles, nous leur disons : ‘‘Non, Messieurs, nous sommes l'Algérie. Vous êtes étrangers sur notre terre». Feraoun ne mâche pas ses mots et, usant encore une fois de son sarcasme, ira jusqu'à écrire : «Ils [les Français d'Algérie] ont toujours été nos ennemis.
[…] Ils nous ont conquis non pas avec de la haine mais avec de la bonté, une bonté qui était essentiellement une haine voilée. Mais leur haine était si habile que nous ne pouvions pas comprendre et au contraire nous la prenions pour de la gentillesse. Ils étaient bons, nous étions mauvais ; ils étaient “civilisés”, nous étions des barbares ; ils étaient chrétiens, nous étions musulmans ; ils étaient supérieurs, nous étions inférieurs. Voilà ce qu'on nous a appris à croire. […].
Maintenant, ils doivent chanter une chanson différente. Ils doivent connaître la vérité : ils ne nous contrôlent plus, alors pourquoi se faire des illusions ?». En parlant des relations entre lui et ses collègues enseignants, Feraoun dira : «Nos collègues Français sont, cependant, très tactiques. Quand ils commettent un crime, posent une bombe, entreprennent une attaque, ou lorsqu'ils parlent de leurs peurs, ils supposent toujours que nous sommes de leur côté, que notre sort est identique au leur ; en bref, que nous sommes exactement des “Français'' comme eux. Nous supportions cette assomption, et la vie quotidienne était rendue ainsi plus supportable.»
Conclusion
La question que l'on se pose aujourd'hui est la suivante : y a-t-il grand-chose de changé par rapport à ce que décrit Feraoun ? Si on prend le thème de la torture et des viols, bien sûr les Français ne torturent plus les Algériens, la raison invoquée pour ce faire — la guerre — ayant disparu. Ce sont plutôt les Français qui aujourd'hui accusent les Algériens de torturer et de violer les Algériens, notamment au cours de la décennie dite «noire». Ils ne ratent aucune occasion pour médiatiser ces cas quand ils existent. S'agissant du thème de la misère et de la ségrégation, on ne peut pas en dire autant.
Devant une façade de traitement égal des Algériens émigrés et des Français — à travers notamment la promotion de certains Français d'origine algérienne, allant jusqu'à nommer certains d'entre eux à des postes politiques de haut niveau (ministre, député, etc.) — la réalité sur le terrain est que les Français d'origine algérienne — aussi citoyens français qu'ils soient — ne sont pas reconnus comme des citoyens français à part entière. Ce sont des «citoyens» de seconde zone comme étaient considérés les Algériens — officiellement français — à l'époque coloniale.
Par ailleurs, la population qui vit en deçà du seuil de pauvreté est surtout en majorité composée par des familles d'origine algérienne. Concernant les femmes et leur contribution, en dépit d'une certaine évolution positive due à l'élévation de leur niveau d'éducation, elles sont toujours considérées comme des «moitiés» d'hommes, en Algérie surtout mais aussi dans une certaine mesure en France. Ce qui est rassurant, c'est que leur engagement à devenir des citoyennes à part entière n'a pas baissé et qu'il est au contraire plus grand qu'auparavant.
Enfin, pour ce qui est de la démocratie et des relations algéro-françaises, il ne semble pas qu'il y ait eu un bond en avant remarquable. Si en France on peut dire qu'il y a un semblant de démocratie, en Algérie — en dépit de l'existence des institutions à vocation démocratiques (assemblées communales, Assemblée nationale, etc.) — le peuple est toujours le dernier consulté quand il s'agit de prendre les décisions majeures le concernant.
Feraoun aurait été choqué et révolté s'il était encore parmi nous et qu'il voyait comment le peuple — qui était la raison et l'acteur de la lute pour l'indépendance — est relégué à un rôle de «béni-oui-oui». Sur le plan des relations algéro-françaises, en dépit de ce que racontent les politiciens d'un côté comme de l'autre, elles sont toujours caractérisées par la même «haine» et la même volonté du côté français de maintenir l'Algérie comme pays dépendant, et du côté algérien, la facilité à se soumettre aux conditions et au diktat de la politique française. En bref, après cinquante quatre ans d'indépendance de l'Algérie, les relations algéro-françaises sont toujours comme à l'époque coloniale.


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