On considère souvent la musique comme un art immatériel à l'inspiration complexe et aux effets mystérieux. Pourtant, en dehors de la sensibilité et du talent, la production d'un son musical exige des trésors de savoir-faire artisanal et un appareil bel et bien matériel. Pour exister, l'évanescence a besoin d'outils. Indispensables aux musiciens, quels instruments de musique peut-on trouver sur le marché algérien et que fabrique-t-on au niveau local ? Un petit tour d'horizon des magasins spécialisés nous permet une première constatation : la grande majorité des instruments est importée, et souvent de Chine pour les moins onéreux. Même nos fameuses derboukas peuvent être fabriquées dans l'Empire du Milieu. Il existe bien entendu d'autres sources d'importation, comme l'Espagne, la Turquie ou l'Egypte… Enfin, des instruments sont fabriqués localement, particulièrement pour la musique chaâbi ou arabo-andalouse. Selon la qualité, le prix peut varier de beaucoup. Pour une guitare par exemple, les modèles les plus rudimentaires peuvent se vendre autour des 8000 DA et atteindre, pour les plus élaborés, les 80 000 DA, soit dix fois plus. «Importer de bons instruments de musique coûte cher, nous confie un vendeur à Alger-centre. Les charges atteignent jusqu'à 50% du prix de l'instrument. Par exemple, nous avons récemment connu des difficultés pour importer des guitares espagnoles de marque. Avec 150 guitares, on ne pouvait pas remplir un container, du coup on l'a partagé avec trois autres importateurs. Et il faut attendre que tous aient payé pour récupérer la marchandise !» C'est évidemment plus simple d'importer en grande quantité des instruments à bas prix qui, de plus, se vendent plus facilement auprès du large public, notamment des apprenants et des institutions. Les instruments de haute qualité ont, en plus de toutes les difficultés d'importation, une clientèle bien plus restreinte. Pour bon nombre de vendeurs et d'importateurs, le choix est vite fait : «Certains importateurs ont trouvé le bon filon en important des instruments médiocres en grande quantité et à des prix défiants toute concurrence, constate un autre vendeur. Certes, chacun a le droit de pratiquer le commerce, mais il faut développer un ‘couloir vert' pour les gens du métier. Un bon instrument de musique est un produit qui ne se vend pas facilement. La clientèle est très ciblée et limitée.» Pour ne pas négliger tout à fait la clientèle exigeante, dont bien sûr, les professionnels, les vendeurs tentent de jongler entre produits bon marché et instruments hauts de gamme. Faute de trouver leur bonheur dans les boutiques, beaucoup de musiciens profitent de séjours à l'étranger pour acquérir un bon instrument. Ce qui se vend le mieux, avec les guitares et les synthétiseurs, c'est le matériel de sonorisation et d'enregistrement, constatent les vendeurs que nous avons rencontrés. Les produits électroniques se vendent tout aussi bien. Par exemple, les batteries ou pianos avec écouteurs dont on peut jouer sans déranger les voisins… Les instruments de musique et le matériel de sonorisation représentent bel et bien un marché. C'est ce qu'affirme Abdenour Ben Maki, ancien cadre de la Safex (Société algérienne des foires et expositions), qui a pris l'initiative de lancer un Salon des instruments de musique pour le mois d'avril 2017. Cette première édition se déroulera du 22 au 25 avril au palais de la culture Moufdi Zakaria (Alger). Si l'organisateur est lui-même mélomane, c'est aussi en sa qualité d'organisateur d'événements économiques qu'il s'intéresse à ce secteur au potentiel important. En effet, en plus des particuliers, qu'ils soient débutants, amateurs ou professionnels, les conservatoires communaux, associations et écoles de musique sont autant de clients à toucher. Des fabricants et distributeurs étrangers prendront part à ce salon et les artisans algériens devraient également être présents. Artistes et associations de musique seront également invités. L'organisateur souhaite ainsi impulser une dynamique pour encourager la fabrication locale d'instruments et compléter la lutherie artisanale par une production à plus grande échelle et à moindre coût. La fabrication artisanale relève d'un savoir-faire de haute exigence. Et la lutherie relève quasiment de l'art. On compte quelques success-stories en Algérie, comme celle de Rachid Chaffa qui fabrique des instruments depuis plus d'un demi-siècle. De la mandoline au mandole, ce luthier, situé à Oued Romane sur les hauteurs d'Alger, a travaillé pour les grands maîtres du chaâbi, tels que Guerrouabi, Ezzahi ou El Ankis, ainsi que pour le grand chanteur Matoub Lounes. C'est lui qui a fabriqué le fameux mandole à deux manches de Takfarinas. Le délai entre la commande et la fabrication d'un instrument de qualité est en moyenne une d'année, nous explique-t-il. Nous ne sommes plus dans le prêt-à-porter mais dans la haute couture de la lutherie. Pour les prix, un mandole peut être cédé autour des 80 000 DA. Malgré quelques difficultés pour importer les bois précieux nécessaires à la fabrication, ce luthier poursuit son bonhomme de chemin avec une réputation bien établie. En plus des instruments habituels du chaâbi, Chaffa propose également des mandoles équipés de micros pour les orchestres de musique moderne. INSTRUMENTARIUM ALGERIEN La fabrication d'instruments en Algérie ne date pas d'hier. Plus ou moins bien conservé, il existe un savoir-faire local ancestral en la matière. Traditionnellement, on distingue trois grandes familles d'instruments en Algérie : les cordophones, les aérophones et les percussions, nous explique Salim Dada (lire page 14). Le musicologue et directeur du laboratoire d'organologie, affilié au CNRPAH, nous propose un panorama des instruments algériens selon cette typologie. Pour les cordes frottées, le rbeb est l'instrument maghrébin par excellence. Cette vièle à archet circulaire creusée en une seule pièce de bois est présente en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Il est souvent l'instrument du maître (Cheikh) de l'orchestre de la nouba. Parmi les cordes frottées on a également l'imzad, vièle monocorde jouée exclusivement par les femmes targuies. L'imzad et sa pratique ont été inscrits à la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'Unesco en 2013, sur la base du dossier déposé par le CNRPAH au nom de l'Algérie, du Mali et du Niger. Les autres instruments à cordes frottées qu'on peut trouver dans les formations musicales en Algérie sont arrivés d'Europe à partir du XIXe siècle (violon, alto, violoncelle...). Concernant les cordes pincées, les iconographies anciennes signalent principalement trois instruments : el kwitra, el gumbri et el gnibri. La présence de la kwitra (luth algérien) est attestée bien avant l'introduction du ‘ud oriental au début du XXe siècle, assure le musicologue. La kwitra est aussi partagée dans tout le Maghreb avec un usage et un rôle qui varie. Il existe des variantes organologiques de la kwitra selon les régions : Tlemcen, Alger et Constantine où l'instrument prend le nom de ‘ud ‘arbi. L'autre instrument phare des cordes pincées est le gumbri présent en Algérie, dans le sud du Maghreb et dans le Sahel africain. Il s'agit d'un luth à manche long et simple avec une caisse de résonance rectangulaire recouverte d'un parchemin (peau de chameau ou de chèvre) et deux ou trois cordes en boyaux d'animal. On joue du gumbri en pinçant les cordes avec le pouce et l'index et en percutant la peau tendue de la table d'harmonie, ce qui fait de lui à la fois un instrument de mélodie et de percussion. De dimension beaucoup plus petite et dans une allure piriforme avec un manche plus rallongé à deux cordes, c'est le gnibri, instrument très rare aujourd'hui, sauf au Gourara, et qui était un luth très populaire utilisé surtout par les citadines. En outre, jusqu'aux années 1970, on pouvait rencontrer el fakroun qui est, comme son nom l'indique, un petit luth à long manche simple fabriqué avec une carapace de grosse tortue en guise de caisse. Le qanun, quant à lui, a été tardivement introduit à l'instrumentarium musical traditionnel algérien. Delphin et Guin (1886) relatent qu'il est arrivé par la Tunisie vers 1835. On assiste aujourd'hui à un regain d'intérêt pour cet instrument, notamment suite aux deux symposiums internationaux (2015, 2016) qui lui ont été consacrés avec la présence d'éminents kanoni turcs et arabes. La famille des aérophones réunit principalement les guesba, flûtes en roseau de différentes tailles. La guesba est utilisée dans le style bédoui oranais, le bédoui sahraoui, le aï yay de la steppe et aussi le bédoui chaoui. C'est l'instrument principal du meddah, chanteur-poète populaire de ces régions. Les petites flûtes telles que le djewwaq de Kabylie ou d'Alger et le fhel de Constantine, avec leur tessiture aiguë et leur puissance sonore, se font toujours distinguer de l'orchestre. Dans le Grand Sud, on trouve également la tamdja (Timimoun) ou encore le tazemmart (Ahaggar). Comme l'ud et le qanun venant d'Orient, le ney n'a été introduit en Algérie qu'au XXe siècle. Les instruments à anche double sont connus surtout par la famille de la ghayta. A Alger, elle prend le nom de zorna, du persan d'usage turc «surnay», puisqu'elle faisait partie, avec les percussions, des processions militaires ottomanes. Pareillement pour la hadwa à Constantine. La ghayta est aussi répandue dans le Sud et en Kabylie. Le nom (gaita) a voyagé jusqu'en Espagne (sorte de cornemuse) et en Colombie (longue flûte verticale), nous révèle Salim Dada. Dans l'Est algérien, on rencontre enfin la shekwa ou el mezwed, peau de chèvre qui se remplit d'air à la manière des cornemuses et qu'on utilise avec des percussions adaptées dans les fêtes. Parmi les percussions, on compte les membranophones, comme le bendir présent dans toute l'Algérie ou encore le tbal constitué de deux membranes de peau tirées autour d'une caisse circulaire. La derbouka égyptienne, quant à elle, est assez récente, introduite dans la deuxième moitié du XXe siècle seulement. Il existe en outre des derbuka algériennes comme derbouka fakhariyya (Christianowitsch, 1863) utilisée dans l'orchestre andalou, l'aqellal du Touat en forme de vase et, avec sa forme plus allongée, le guellal répandu dans l'Ouest. Les tbilat, ou nagharat, se rencontrent dans les musiques citadines et la zorna. Ceux sont deux petites timbalettes percutées avec deux petites baguettes. Parmi les membranophones quasiment disparus, il y a le deff, instrument de percussion carré avec double parchemin (Salvador-Daniel, 1863). Enfin, les instruments de percussions, dits idiophones, utilisent d'autres matériaux que la peau, comme le tar ou le shakshak, sortes de petits bendir à cymbalettes cuivrées. Il y a aussi les castagnettes en métal types çonudj – également disparus – ou les différentes sortes de qarqabu dans le Sahara. D'autres matériaux sont utilisés comme percussion, à l'exemple de la hajra qu'on utilise dans l'Ahellil en percutant deux pierres ou divers ustensiles qu'on utilise à Oued Righ en tapant sur une bouteille de verre, el-qar‘a. Cet héritage, aujourd'hui menacé, justifie l'encouragement d'un artisanat dont l'existence est vitale pour de nombreux genres musicaux anciens. Ce serait un moyen d'alimenter, du moins en partie, le marché national des instruments de musique, qui, lui, nécessite une véritable démarche d'organisation et de développement.