Quand on pactise avec le pire, il ne faut pas s'étonner de voir le diable régenter les consciences. D'autres diraient, s'agissant de la Tunisie, que c'est la déconcertante facilité avec laquelle certains ont pu jouer impunément avec le feu qui place aujourd'hui ce beau pays sur le seuil de l'enfer du terrorisme. Il y a du Faust et du Méphistophélès dans le chaudron en ébullition qu'est devenue cette République tranquille autrefois gérée sans folie des grandeurs ni prétention. Même un Benali au pouvoir personnel et oligarchique a fait preuve d'amour et de respect pour sa patrie, car il s'est épargné la folie des grandeurs en ne rêvant pas de ressusciter Carthage. On ne peut pas en dire autant de ceux qui sont aujourd'hui aux commandes du pays. Pour preuve, cette ahurissante interview de Moncef Marzouki au quotidien Le Monde du 25 juillet dernier. Alors que des Tunisiens plus mûrs et plus conscients qu'ils ne l'étaient en janvier 2011 investissaient pacifiquement la rue pour exiger la fin d'une transition pervertie, le président provisoire suggérait, dans l'entretien, que la contestation ne pouvait être que l'œuvre d'éléments déstabilisateurs, les alignant presque sur les assassins du député Mohamed Brahmi. Jouant délibérément la carte de l'autisme, il refuse tout parallèle avec l'épisode 2 de la Révolution égyptienne qui se jouait encore au même moment sur la Place Tahrir. La meilleure de toutes, c'est quand il déclare avec un aplomb à donner la nausée que l'Assemblée constituante (illégitime depuis octobre dernier, terme de son mandat) en était au «dernier quart d'heure» de son travail d'élaboration de la Constitution. Le fait que l'ancien militant des droits de l'Homme ne soit qu'un président provisoire sans pouvoirs réels ne peut pas être considéré comme un élément à sa décharge. En effet, l'Assemblée constituante et le gouvernement dominé et dirigé par les islamistes ne sont pas moins transitoires et n'ont pour missions, en tant que tels, que de rédiger la Constitution pour la première, et la gestion des affaires courantes, pour le second. Dans la réalité, obéissant au doigt et à l'œil à Rached Ghannouchi, l'Exécutif n'a jamais cessé d'outrepasser son mandat et ses prérogatives limitées. Le leader d'Ennahdha, dans une posture de guide suprême, tire sans arrêt les ficelles, prend les décisions à la place du gouvernement, au nez et à la barbe d'un président qui courbe l'échine de peur de perdre son statut de locataire sans prestige du Palais de Carthage. Ce n'est pas de l'exagération d'affirmer que la moitié au moins du problème tunisien est là, dans ce faux partage d'un pouvoir qui ne correspond ni à une cohabitation qui se prémunit de l'échec par le consensus, ni à une coalition où chaque partenaire se prévaudrait de son programme. Dans une Tunisie remise de ses illusions et plus que jamais consciente du vrai danger qui la guette, l'histoire jugera durement Moncef Marzouki. Ainsi que l'autre partenaire de la fausse «Troïka» qui a renoncé à toute gloire en acceptant de continuer à présider une Assemblée dont l'activité la plus productive sont la manœuvre dilatoire et l'atermoiement. Dans la même interview, le président provisoire tunisien excelle dans l'art de tresser des lauriers à une armée «républicaine, professionnelle» et qui, dit-il en substance, ne fait pas de politique comme en Egypte. Son appréciation du terrorisme frise l'inconscience. Les spécialistes et ceux qui ont vécu ses affres dans leur chair savent qu'une fois éclos, ce fléau ne se laisse pas éliminer facilement. La compétence des armées n'a rien à y voir, l'éradication du phénomène n'est jamais une question de quelques années seulement. Voilà donc un président qui, au lieu de préparer son peuple aux moments qui pourraient être les plus funestes de son existence, sous-estime la redoutable nuisance de ceux qui ne font la guerre que sous son aspect asymétrique, jamais de face et de préférence contre les civils innocents, cibles plus facilement atteignables. Ce n'est pas ce qu'on peut et doit souhaiter aux accueillants et braves Tunisiens, mais c'est pourtant ce qui les attend et les guette déjà. Ghannouchi et ses structures parallèles, fort bien instruits de l'expérience des autres pays, ont tout préparé pour que Tounes el-khadra devienne une Djemhouria islamia où l'odeur du musc remplacera définitivement celle du jasmin. Sans l'ombre d'un doute, des réserves d'armes et de munitions ont été préparées et des casemates creusées un peu partout. Pour le moment, hélas pour lui, à défaut de poursuivre son combat pour les libertés et les droits de l'Homme depuis son bureau de Carthage, Moncef Marzouki, consciemment ou inconsciemment, s'est retrouvé à réinterpréter le rôle d'un Dr Faust qui a pactisé avec le prince des ténèbres Méphistophélès. Se peut-il qu'il ait lui aussi vendu son âme à Ghannouchi ? A. S.