Certains garderont de lui les sorties médiatiques incommodantes contre les «laïco-assimilationnistes», à un moment où l'arrivée de Bouteflika brouillait les pistes et préparait déjà une concorde civile aux couleurs du reniement. D'autres préfèrent plutôt sortir la photo jaunie et romantique du père de l'industrie algérienne dans cette Algérie révolutionnaire des années 70. Du pétrole et son épopée marquant une nationalisation historique le 24 février 1971, jusqu'aux gigantesques plans industriels touchant tous les secteurs d'activité, cette politique volontariste a permis de créer une base industrielle unique en Afrique et au Moyen-Orient à une époque où les puissances occidentales voyaient d'un mauvais œil l'émancipation économique des pays du tiers-monde qui devaient rester, à leurs yeux, de simples pourvoyeurs de matières premières tournés vers l'agriculture et le tourisme. Certains observateurs nient cette réalité historique et tournent en dérision toute la politique industrielle des années 70 qui n'aurait donné qu'un tas de ferraille peu performant et même inutile. Pourtant, ce ne sont pas les réalisations qui manquent. Sous l'impulsion de Boumediène, le programme industriel de Abdesselam Belaïd a permis à l'Algérie d'habiller et de chausser — sans recours à l'importation — une population évaluée entre 15 et 20 millions de personnes durant l'intervalle où il était ministre de l'Industrie. Sans parler des camions et des cars et autobus Sonacome de Rouiba qui sillonnaient les routes et les pistes africaines, ni les wagons d'El Allelick (SN Métal, Annaba) qui roulaient sur les rails irakiens et tunisiens alors que les tracteurs de Constantine et les moissonneuses de Sidi-Bel-Abbès faisaient la joie des fellahs nationaux et maghrébins. Belaïd Abdesselam, c'est le début de la liquéfaction du gaz naturel, première opération au monde lancée à Arzew, ce sont les méthaniers géants qui débarquaient à Boston sous les yeux ahuris des Américains, c'est le début d'une politique pétrochimique hardie battue en brèche par les renoncements des années 80, c'est le célèbre boycott lancé avec l'Arabie Saoudite pour soutenir la cause palestinienne et qui se solda par la disparition des automobiles des routes européennes et américaines ! Nous étions scotchés à nos écrans pour suivre la célèbre interview des deux ministres algérien et saoudien à la 2e chaîne française ! Belaïd Abdesselam, c'est le minerai de l'Ouenza qui n'ira plus dans les bateaux de l'exportation pour être traité ici et donner le fer à béton pour les constructions nationales et l'acier pour nos autres industries. C'est le frigo, la cuisinière et le climatiseur de Tizi Ouzou, c'est le téléviseur PAL de Sidi-Bel-Abbès, c'est le téléphone de Tlemcen où a été lancée, avec succès, l'industrie de la soie dans un projet intégré partant de la culture du ver à soie, c'est l'agrandissement et la modernisation de l'usine d'électrolyse de Ghazaouet, aujourd'hui à l'arrêt, c'est l'unité de mercure à Azzaba, ce sont les cimenteries gigantesques, le complexe phosphatier d'Annaba, les bicyclettes de Guelma où l'on produisait également une belle porcelaine et du sucre, c'est le complexe moteur et les machines outils de Constantine, ce sont les grues de Béjaïa, c'est la grande industrie textile qui partait de la laine pour aboutir au drap anglais de Souk-Ahras qui échouait dans les ateliers d'Yves Saint Laurent, c'est le meilleur maillot des Verts vainqueurs de la RFA, sorti du complexe de Béjaïa, ce sont les chaussures et les vestes en cuir véritable tant réputées à l'étranger, et j'en oublie... C'est la vision révolutionnaire qui a permis à l'Algérie de privilégier la voie de la production nationale au détriment de l'importation. Au début des années 70, la part de l'hydrocarbure dans nos exportations dépassait à peine les 50% et s'il est vrai que la structure de ces échanges n'avait pas beaucoup évolué depuis la période coloniale — le vin, les agrumes, des dattes, du liège, etc. détenant la part du lion — l'Algérie indépendante introduisait pour la première fois, dans ses exportations, des produits manufacturés de bonne qualité. Belaïd Abdesselam ne travaillait pas seul. Il était à la tête d'une équipe de jeunes cadres issus de la Révolution. Beaucoup d'entre eux, qui avaient des niveaux de scolarité ne dépassant pas, parfois, le primaire, ont été retirés des unités combattantes pour être envoyés dans des écoles supérieures à l'étranger. Un hommage spécial à la Yougoslavie de Tito qui en accueillit des centaines et dans tous les domaines de formation. Au lendemain de l'indépendance, et alors que l'Algérie se vidait de ses compétences, ce sont ces cadres qui ont pris la relève dans tous les secteurs, y compris les plus sensibles, pour que le pays continue de tourner. Scénario semblable en 1971 lorsque, à la suite du départ des cadres étrangers du secteur des hydrocarbures, de jeunes techniciens algériens ont su diriger la grosse et complexe machine de l'exploitation du pétrole et du gaz, des champs de production aux débouchés côtiers. Je garde personnellement de Belaïd Abdesselam deux moments particuliers. Le premier est cette réception annuelle qu'il organisait au profit de la presse. Ambiance fraternelle et service royal mais dès que le ministre sortait de la salle, c'était la grande beuverie mais tout se passait dans la convivialité et la joie. Débarquant de mon douar, j'ai été agréablement surpris par ces coutumes qui, peu à peu, sont devenues familières. Le second est une visite ministérielle à Annaba et Ouenza qui est intervenue plus tôt alors que j'occupais le poste de chef d'agence du quotidien An Nasr à Annaba (j'avais tout juste 20 ans). M. Belaïd Abdesselam accompagnait le ministre de l'Industrie et des Mines marocain. Après avoir visite El Hadjar, les deux personnalités prirent place à bord d'un avion d'une vingtaine de places pour se rendre à la mine de l'Ouenza. On nous proposa de monter dans cet aéroplane aux allures guère rassurantes. Au cours du voyage, j'avais remarqué que l'hélice gauche ne tournait pas comme la droite. «Bah, me dit mon collègue de l'APS, c'est ta vision...» Une fois au-dessus de l'Ouenza toute rouge à cause du minerai de fer, le pilote constata avec étonnement que la piste d'atterrissage était labourée et que de paisibles vaches y paissaient tranquillement ! À Tébessa, toute proche, l'aéroport n'était pas en fonctionnement mais une équipe de la mairie dégagea rapidement la piste et notre avion put atterrir. Départ sur Ouenza en voitures officielles de la daïra (Tébessa n'était pas wilaya). Déjeuner, visite et retour à l'antique Theveste. À l'aérogare, salamalecs. On quittait les invités et on prévoyait de retourner à Annaba en taxi. Mais l'avion avait des problèmes. L'hélice gauche ne voulait pas démarrer. Et ce fut toute la délégation qui reprit la route vers Annaba. Belaïd Abdesselam, qui avait ramené avec lui son fils pour cette balade d'une journée, était contrarié. Demain, c'est la sixième et le petit Abdesselam devait la passer à Alger. Après bien des péripéties, comme la «disparition» du ministre marocain à Souk-Ahras (en fait, il était descendu de voiture pour faire quelques pas, acheter le journal Le Monde chez Bousdira et prendre un café), nous rentrâmes à Annaba vers 23 h. Direction : l'aéroport les Salines. La wilaya n'avait pas chômé : deux coucous avaient pris leur envol d'Alger pour ramener la délégation. Ce fut une journée pleine de sensations mais M. Belaïd Abdesselam étonnait par son calme. A aucun moment, il ne manifesta un quelconque énervement ou dépit par rapport à ce qui arrivait. Je ne sais pas quel âge doit avoir le petit candidat à la sixième de 1970. À lui, à sa maman et à toute la famille, mes sincères condoléances pour la perte de ce grand homme des deux révolutions, celle de la lutte armée et celle du socialisme. M. F.