Ça fait longtemps que l'idée a élu domicile dans sa tête mais il n'est jamais passé à l'action. Au fait, est-ce que la harga est une « action » ? N'allez surtout pas croire que c'est lui qui se pose ce genre de questions hautement philosophiques, ou gravement inutiles, c'est selon la posture de chacun. Lui, il est dans les histoires terre à terre dont une précisément passe par la mer. Lui, veut bien passer à l'acte mais il n'a jamais pu. D'abord parce qu'il habite loin de la mer, il n'a jamais pris le bateau et, plus flippant encore, il ne sait pas nager. Il paraît que les passeurs offrent aussi des bouées et que c'est dans tous les contrats de traversées. Mais les bouées, c'est pour ceux qui savent nager parce que tout se passe dans la tête. Il n'est jamais passé à l'acte aussi parce qu'il est toujours en train d'attendre un... visa. Entre deux refus et un troisième refus, il songe à faire «comme tout le monde». Enfin, tout le monde, pas vraiment. Il s'agit plutôt de... son monde un peu fermé mais grand ouvert des sans perspective qui veulent partir pour devenir des sans-papiers. Il n'est pas passé à l'acte enfin parce que l'unique fois où il avait vraiment décidé de le faire, ce sont ses copains qui lui ont posé un lapin, pour partir sans lui. La raison ? C'est parce que lui, il était connu de tous comme le plus grand froussard du monde. Et trouillard de première dans un fiacre de harragas, c'est très mal indiqué. La harga est une affaire de têtes brûlées, tout le monde vous le dira. Quand a éclaté le Hirak, il ne savait pas vraiment s'il avait sa place dans la foule des mécontents qui veulent changer le monde, lui qui voulait plutôt découvrir le monde. Mais ça l'a quand même occupé et il y a rapidement pris goût. Après tout, quand on ne peut pas aller dans un autre pays, il vaut mieux changer le sien. Mais les choses ont été un peu trop lentes pour lui. Alors, il a encore déposé la 68e demande de visa refusée. En préparant la 69e, il s'est encore renseigné s'il y avait un «départ» du côté des plages de Annaba ou Mostaganem. C'est alors que coronavirus est arrivé. Pas de visa, pas de Hirak, pas de traversée, c'est vraiment la totale. Est-ce que le corona circule en haute mer ? Non, mais il fait des dégâts en Espagne et en Italie. Depuis quelques semaines, il paraît que ça va mieux. Le pays ne veut pas rouvrir le ciel mais il ne peut pas fermer la mer. Est-ce que le Hirak va bientôt reprendre ? Pour la première fois, il sourit, lui dont le sourire n'est pas une marque de fabrique. Il sourit parce qu'il s'est rappelé qu'après avoir attendu que le Hirak change le pays, il va maintenant attendre que le Hirak reprenne, que le corona disparaisse, que la 70e soit la bonne ou qu'il apprenne à nager. S. L.