Expert en énergie, ancien P-DG de Sonatrach et ancien ministre des Ressources en eau, Abdelmadjid Attar analyse à travers cet entretien la problématique de la possible exploitation des hydrocarbures de schiste. Liberté : L'option d'une possible exploitation du gaz du schiste suscite beaucoup d'appréhensions. Dans quelle mesure les craintes liées aux risques de cette démarche sur l'environnement sont-elles justifiées ? Abdelmadjid Attar : Les appréhensions et les craintes que vous citez sont tout à fait compréhensibles et justifiées, parce qu'il n'y a ni assez ni bonne communication de la part des institutions concernées de près ou de loin par le secteur énergétique de façon générale. Les risques étaient effectivement nombreux au début de l'aventure des hydrocarbures non conventionnels aux USA il y a plus de dix ans. Mais depuis, les techniques ont évolué et elles évolueront encore certainement de façon positive à l'avenir. La nature de ces risques et leurs impacts sont exactement identiques à ceux qui sont survenus depuis les années cinquante, c'est-à-dire depuis que l'Algérie recherche et exploite son pétrole et son gaz. On peut citer la catastrophe du puits OKN32, celle de l'injection de CO2 à Krechba, les éruptions et incendies qui ont parfois coûté des vies humaines, et beaucoup d'autres exemples, mais chacune de ces épreuves a été une bonne leçon apprise par les techniciens de Sonatrach et des sociétés de services. Sonatrach a utilisé la fracturation hydraulique depuis les années 80 sur des centaines de puits conventionnels, elle injecte des volumes d'eau importants pour faire produire Hassi Messaoud et d'autres gisements, tous les produits chimiques cités sont déjà utilisés dans le conventionnel. Sonatrach est justement une société citoyenne dont la mission est de produire les ressources seule ou en partenariat sans porter atteinte à la santé des populations. Il faut cependant reconnaître que les risques que je viens de citer sont susceptibles de devenir plus fréquents du fait que l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels nécessite le forage de milliers de puits par rapport aux centaines sur un seul gisement dans le cas du conventionnel. C'est ce qui fait que l'impact le plus important est celui qui entraîne une occupation de surfaces importantes. Viennent après cela les impacts potentiels en matière d'environnement, mais seulement si les précautions nécessaires ne sont pas prises. Beaucoup d'intervenants évoquent ce qui s'est passé dans d'autres pays ou encore les décisions prises par tel ou tel autre pays. Je suis désolé, mais le contexte est complètement différent d'une région à une autre. L'Algérie n'est pas les USA, ni la Pologne, ni l'Angleterre, ni l'Allemagne, ni la France et encore moins la Chine, à tous les points de vue : puissance et autonomie économique, besoin en ressources énergétiques, disponibilité ou contrôle des ressources, nature de l'usage et occupation des surfaces géographiques, et maîtrise des technologies nécessaires. C'est la combinaison de tous ces paramètres qui permet à chaque pays de définir sa politique énergétique et mettre en œuvre les programmes adéquats. Y a-t-il réellement urgence d'envisager l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels ? C'est le besoin de la ressource qu'elle soit énergétique ou financière, et l'absence ou l'incertitude de solutions de rechange à moyen et long termes qui entraîne l'urgence d'envisager cette exploitation à long terme. Cela ne signifie pas du tout qu'il faut le faire tout de suite, à n'importe quel prix financier ou environnemental et encore moins en faisant prendre le risque financier par la Sonatrach seule qui n'en a pas les moyens de toutes les façons. Tout le monde sait maintenant que nos réserves et notre production sont en baisse continue depuis au moins 2007. La rente est effectivement une préoccupation majeure à moyen terme, mais c'est la sécurité ou l'indépendance énergétique qui le sera au-delà de 2030. Au stade des connaissances actuelles, et au rythme des consommations, il est permis d'envisager ce qui suit entre aujourd'hui et 2030 ou au plus tard 2035 : une période de transition au cours de laquelle il n'y a pas de risque sur la sécurité énergétique, mais un risque de disparition progressive des recettes d'exportation dont dépend l'économie du pays. Certains évoquent la nécessité de développer l'agriculture, le tourisme, l'industrie, les services et les énergies renouvelables. Bien sûr qu'il faut le faire, et même de façon plus urgente que les hydrocarbures non conventionnels. Mais il faut un peu de réalisme, et n'importe quel économiste sensé vous dira qu'il faut aussi investir auparavant des centaines de milliards de dollars, et que toutes ces activités ne pourront remplacer la rente progressivement qu'à partir de 2030 ou plus en étant très optimistes. Entre-temps, et si rien n'est fait pour prendre une assurance en matière de sécurité énergétique au-delà de 2030, le pays pourra toujours survivre avec ce qu'il aura créé comme nouvelles richesses d'ici là, mais aura toujours besoin de gaz aussi bien pour sa sécurité énergétique que pour de nombreux autres besoins industriels qui continueront à exister ou auront été créés. Certains affirment que les énergies renouvelables vont "libérer" l'Algérie de la dépendance des hydrocarbures. Mais à quel horizon ? Tout le problème est là. Il va falloir que les hauts responsables de ce pays et de ce secteur engagent un débat sérieux avec eux pour leur dire que Hassi R'mel qui produit plus de 50% de notre gaz ne contient plus qu'environ 600 milliards de mètres cubes de gaz, qu'en 2030 la production d'électricité renouvelable ne sera que de 5000 mégawatts (réf. ministère de l'Energie) au lieu des 22 000 prévus en 2011. Enfin, avec l'augmentation de la population et de la consommation, nous serons dans le même contexte au point de vue mix énergétique ou presque à moins d'un miracle. Entre-temps aussi, les 33% de la part des hydrocarbures dans le PIB vont bien sûr baisser de façon importante si on ne fait rien, et légèrement, si on accélère l'usage des énergies renouvelables et l'économie d'énergie, si on compense la baisse des réserves d'hydrocarbures par un renouvellement à travers des investissements en matière de récupération, et pourquoi pas aussi quelques découvertes conventionnelles. Mais cet effort nécessite lui-même de nouveaux investissements et ne servira majoritairement qu'à supporter la consommation nationale croissante et non les exportations durant les 10 à 15 prochaines années. La part des autres activités dans le PIB est d'environ 22% par les services marchands, 18% par l'administration publique, 10% par l'agriculture, et seulement 5% par l'industrie. Alors sérieusement, est-ce qu'il est raisonnable de penser que l'agriculture ou l'industrie sont en mesure de compenser la part des hydrocarbures dans le PIB et par conséquent les 75% dans les recettes budgétaires ainsi que les 95% des recettes d'exportation en 10 ans ? Voilà pourquoi la solution passe par une transition surtout économique, et bien sûr énergétique, en arrêtant de confronter les solutions ou les ressources, car elles doivent être toutes envisagées dans le temps en fonction de leurs impacts positifs ou négatifs et des progrès qui valoriseront telle ou telle ressource à l'avenir. Cela signifie qu'il faut aussi envisager l'exploitation du gaz de schiste à long terme dans les mêmes conditions, et pour le faire c'est maintenant qu'il faut tester les méthodes, évaluer les ressources avec plus de précision, prévenir les impacts négatifs et surtout le mode opérationnel, car une chose est sûre, le partenariat sera nécessaire à l'avenir.
Les hydrocarbures non conventionnels peuvent-ils être suffisamment rentables dans les conditions actuelles du marché et de l'évolution technologique ? Dans les conditions actuelles, ils ne sont pas du tout rentables, du moins en Algérie pour et par Sonatrach qui n'a ni les moyens financiers ou humains pour le faire, ni la disponibilité des moyens et capacités techniques et logistiques pour démarrer une exploitation à grande échelle. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire non plus. L'objectif qu'il faut se mettre dans la tête est de parvenir à l'horizon 2030 à une parfaite connaissance de cette ressource sur la base de données fiables et définitives du point de vue des réserves en place et techniquement récupérables, des techniques d'exploitation, de la nature des impacts éventuels propres au contexte de l'Algérie et moyens de les éviter ou non, de la délimitation des zones géographiques pouvant être exploitées en fonction de ces trois premiers paramètres, des moyens financiers à investir et bien sur leur source, et par conséquent le modèle de partenariat parce que Sonatrach ne peut et ne doit pas y aller seule et préserver ses capacités dans le conventionnel et même les énergies renouvelables avec Sonelgaz. S'ajoute à cela la poursuite des tests d'évaluation sur une ou deux zones bien limitées, y compris à travers un partenariat pilote à moyen terme, et enfin une bonne veille sur le marché de l'énergie et les progrès technologiques relatifs à l'énergie, parce que personne n'est capable de dire aujourd'hui quelle sera la place exacte de telle ou telle ressource, ou quel poids aura tel ou tel besoin au-delà de 2035. Il n'y a qu'Alnaft, Sonatrach et Sonelgaz qui sont en mesure de mettre en œuvre ce processus, avec une obligation importante : un contrôle rigoureux de toutes les actions et une communication transparente vis-à-vis de la société civile dont les craintes sont justifiées, mais dont il ne faut pas douter non plus de leur préoccupation en matière de sécurité énergétique à long terme. La rentabilité à l'export est incertaine, mais pas pour assurer l'indépendance énergétique si celle-ci est menacée à long terme, surtout si le ou les premiers pilotes d'exploitation sont localisés de façon à utiliser les infrastructures d'exploitation existantes au niveau des gisements qui sont ou seront en déplétion avancée. L'investissement dans les énergies renouvelables peut-il constituer une meilleure option que le gaz du schiste ? Ce n'est pas seulement une meilleure option mais aussi une obligation de le faire, non seulement dans ce secteur mais aussi dans l'économie d'énergie. Il faut seulement éviter de confronter les ressources ou les moyens de préparer son avenir et d'assurer son indépendance énergétique. Le monde entier est engagé dans une transition énergétique à travers des actions en matière d'économie d'énergie et le recours à un mix énergétique qui se base dans chaque pays sur les ressources les plus accessibles et maîtrisables à l'intérieur, ou alors les capacités d'acquisition et même de contrôle de ces ressources à partir de l'extérieur. Le gaz de schiste n'est pas et ne sera pas une rente, il ne pourra intervenir qu'à titre de complément pour assurer la sécurité énergétique à long et très long terme, si toutes les autres formes d'énergie ne suffisent pas.