Salim Chena, politiste, a participé à l'ouvrage "Algérie. Décennie 2010-2020. Aux origines du mouvement populaire du 22 février 2019" dirigé par Aïssa Kadri. Liberté : Le documentaire diffusé par France 5 a déchaîné les passions en Algérie. Comment se présente à vous ce débat ? Salim Chena : Ce "débat" est d'abord tronqué, dans la mesure où, à aucun moment, les intervenants ne prétendent parler autrement qu'en leurs noms propres. Il est biaisé car espérer qu'en 70 minutes, ou même en un ouvrage, il soit possible de traiter tous les aspects du hirak est illusoire. Ses analyses et interprétations sont nécessairement plurielles. Ensuite, il est partiel car cela masque d'autres questions importantes. Le véritable problème posé est celui de la représentation tant politique que médiatique du hirak. Comme il ne peut être réduit à une organisation, à un courant, à une catégorie sociale (âge, genre, classe…), il est difficile de le classer. Enfin, il n'appartient pas aux sciences sociales d'user du registre de la morale. Les images et les témoignages de jeunes en quête d'épanouissement ont suscité colère et indignation chez bon nombre d'Algériens. Cela ne révèle-t-il pas une certaine opposition sociale à tout ce qui se rapporte à la liberté individuelle ? Cette polémique repose sur des dichotomies abstraites qui essentialisent les sociétés : Edward Saïd a étudié cela. Tous les textes juridiques dans le monde affirment le caractère universel des libertés. C'est aussi oublier le difficile cheminement des libertés individuelles ailleurs. Surtout, elles ont une histoire. Ce sont des pratiques qui ne sont jamais vraiment acquises, qui se redéfinissent continuellement plus qu'elles ne se décident ou se décrètent. Dans les sociétés, le contrôle social prend diverses formes, implique des sanctions négatives ou positives, il est parfois intériorisé, mais les normes sur lesquelles il se base sont, elles, fluctuantes. Pourquoi certains veulent imposer une vision hégémonique de la société ? On tombe trop facilement dans le culturalisme et le normativisme. Ce n'est pas la première fois que cela se manifeste, ici ou ailleurs. En fait, cela dévoile des velléités hégémoniques de part et d'autre pour dire ce que doit être ou devrait être la société algérienne ou le hirak. plutôt que d'observer et d'analyser ce qu'elle est et fait, ou d'écouter ce que disent leurs membres sur eux-mêmes, comment ils se conçoivent. Aucune société n'est uniforme, bien au contraire, elles sont traversées par différents courants de pensée, différents clivages sociaux ou politiques, différents groupes d'intérêts, souvent contradictoires. Le hirak reflète cette diversité. Pour autant, cela ne ruine pas son unité, ni celle de la société. La tâche la plus difficile est d'institutionnaliser les conditions par lesquelles apaiser ce dialogue, et de garantir à chacun une juste place pour qu'il ait lieu de façon productive, sans invectives. Historiens et anthropologues peuvent faire la généalogie des tabous, et toute société a les siens par ailleurs. Entretien réalisé par : M. Mehenni