Quel est leur crime, sinon qu'ils ont révélé au monde les non-dits d'une société et les plaisirs partagés d'une jeunesse condamnée à vivre cachée ? Des jeunes engagés dans les manifestations pour le départ du pouvoir, depuis le 22 février 2019, filmés dans un documentaire traitant de quelque aspect du hirak, diffusé mardi dernier sur France 5, font l'objet, d'une campagne de lynchage sans précédent, sur les réseaux sociaux. Et pour cause, ces jeunes filles et garçons, âgés entre 20 et 28 ans, portant les préoccupations de leur âge, évoquant leurs rêves et leurs désirs, souilleraient, aux yeux d'une partie des Algériens, "l'ordre pudique national". Fait saillant, aux voix des dépositaires de la foi et autres vigiles du conservatisme, toujours prompts à désigner au bûcher le moindre réfractaire aux codes sociaux préétablis, sont venus se joindre, cette fois-ci, les indignations de prétendus démocrates qui se découvrent des vertus ne se reconnaissant pas dans cette Algérie mise en image. C'est ainsi que des pages Facebook aux administrateurs douteux ont aussitôt remis au goût du jour les propos infâmes de l'ancien ministre de l'Intérieur, Salah-Eddine Dahoumne, qui du pupitre de l'Assemblée populaire nationale (APN), qualifiait les hirakistes de "pseudos algériens", de "traîtres", de "pervers" et d'"homosexuels". Des relais du pouvoir et des anti-hirakistes ont vite fait aussi d'alimenter la polémique et crier à la face des Algériens "on vous a prévenus !" De l'autre côté, des favorables au changement, visiblement mis mal à l'aise, ont lancé des "hashtags" pour se démarquer et attester de leur bonne foi : ceux-là ne nous représentent pas. Pourtant, Anis "le scandaleux" ou sa jeune copine de vingt ans, n'ont prétendu représenter personne, encore moins le hirak. Un vent de liberté souffle voilà maintenant plus d'une année sur le pays, et ce jeune couple aspire simplement à respirer la vie à sa façon. Quel est donc leur crime, sinon celui d'avoir révélé au monde les non-dits d'une société, et ou les plaisirs partagés d'une jeunesse condamnée à vivre cachée ? Encore, faut-il reconnaître que la société algérienne renferme en elle des scènes de vie autrement plus "dépravées", si toutefois est considérée comme "choquante" l'image de jeunes femmes fumant une cigarette, le soir, sur la terrasse d'un immeuble d'Alger. Mais le fait gênant réside justement à ce niveau : pourquoi le montrer, pourquoi en parler et "trahir", pour ainsi dire, le secret ? La société dite conservatrice s'offusque de ce qu'un jeune couple se tienne la main dans la rue, mais n'a pas de mal avec l'idée d'isoler la jeunesse dans des lieux déserts, loin des regards, souvent inquisiteurs, quitte à ce que des jeunes femmes subissent des agressions dans l'impunité. Auront-elles aussi tort d'y avoir été. Le semblant de tolérance est donc de mise dans le seul cas où tout se passe loin des yeux. Il y a donc quelque chose de malsain et foncièrement d'hypocrite dans cette façon de désigner comme marginaux et traîtres de la nation des jeunes qui dépeignent une autre Algérie sous nos yeux. Des jeunes que les gardiens de la morale publique, les conservateurs avaient ignorés et qu'ils découvrent aujourd'hui porteurs d'une vision moderne, porteurs d'un rêve, largement partagé, de libertés. Et c'est cela aussi la liberté individuelle qu'on a de cesse de mettre à mal dans le pays. Mehdi Mehenni