Les commerçants se plaindraient de la baisse des achats en cette veille de l'Aïd. Ce qui ne serait pas étonnant au vu de la courbe vertigineusement ascendante des prix. Rapportée à la pression salariale que le pouvoir exerce opiniâtrement sur les petits fonctionnaires et au taux de chômage, elle explique pourquoi, à leur corps défendant, la plupart des Algériens se privent. Mais l'Aïd, comme tous les rituels, reste une affaire commerciale. En observant l'allure presque toujours ostensiblement pieuse des ambulants qui traînent agneaux et béliers et des marchands qui posent fringues et ustensiles liés au rituel du sacrifice, on constate l'intelligence entre les apparences de piété et l'éclosion du commerce religieux. Il en est ainsi des opportunités rituelles, jusqu'au hadj où l'on envoie des pèlerins en surnombre s'égarer par centaines dans le circuit des Lieux saints. La frénésie des courses n'a donc pas vraiment baissé, malgré le handicap d'un pouvoir d'achat amoindri et l'impact d'un contexte psychologique déprimant. Nous avons trop pris l'habitude de vite passer à autre chose, laissant les cadavres derrière nous en faisant semblant de croire que ce sont les derniers. Nous avons trop appris à étouffer notre révolte… Nous avons fini par désapprendre à nous émouvoir. Le régime attribue un statut anecdotique à une tragédie à répétition et nous a inculqué sa vision. “L'acte est imparable” et “grâce aux nouvelles mesures sécuritaires, il ne se répétera plus”, nous répète-t-on à l'infini… Le malheur, tout comme notre vie, est ainsi encadré. Notre nonchalance citoyenne, formée par deux décennies d'absence de l'Etat et d'hégémonie des forces centrifuges, facilite cette gestion. Quand la police violentait des journalistes venus couvrir l'attentat de Ben Aknoun, ils étaient certainement convaincus de réprimer un attroupement. Ce qui n'était qu'un afflux de citoyens venus s'enquérir de la catastrophe qui les frappe, et frappe les leurs, et de professionnels venus remplir leur mission était une menace pour l'Etat ! Le pouvoir doit prendre le temps de préparer sa réaction, d'abord envers la population et l'opinion. Et pour cela, il a besoin de huis clos pour que les faits ne contredisent pas la représentation qu'il nous donnera des faits. Comme si le double attentat n'avait pas suffisamment obscurci l'avènement de l'Aïd, il fallait enregistrer la perte d'un grand syndicaliste qui, à lui seul, a symbolisé le militantisme digne. En ces temps où nous faisons commerce de nos convictions jusqu'à ne plus en avoir du tout, la mort de Redouane Osmane est tombée comme un rappel à l'ordre : “Mout ouakef !” (Meurs debout !), comme on disait du temps où la dignité était monnaie courante. On devine face à ce message que le recueillement que nous lui devions fut traité comme une menace à l'ordre public. Dans un système où l'on confond l'ordre établi avec l'ordre public, toute expression, même la plus intime, est soumise au traitement policier. Triste condition qui finalement a besoin de ces récréations rituelles. Bienvenues parce qu'elles n'ont rien de subversif, elles sont censées exprimer le bonheur des citoyens de vivre leur culture dans leur pays. Alors, bon appétit ! Saha Aïdkoum ! M. H. [email protected]