Pousser la porte — avec mille précautions — de la maison de Bill Roberts, dans le quartier de Rittenhouse Square à Philadelphie, c'est pénétrer dans ce que l'on appellerait un temple. Des livres partout : du sol au plafond, dans les couloirs, sur les escaliers, posés en piles instables. Dans cette demeure de quatre étages, agrémentée d'un sous-sol et d'un entre-sol (autrefois cave à vin), chaque coin respire cette passion obsédante. Le collectionneur, avocat de profession, n'a pas rassemblé des pièces rares pour la spéculation : il a empilé ses curiosités, ses savoirs, ses appétits dignes d'une curiosité aux cent mille visages. Bill Roberts, ancien conseiller juridique d'un grand cabinet, était de ceux qu'on surnomme « Renaissance man ». Décédé durant l'été 2025, il était musicien amateur, botaniste passionné, lecteur insatiable, helléniste et latiniste à ses heures : il aura, au cours de sa vie transformé sa demeure de Delancey Street en un véritable athénée. Le piano Steinway croulait sous des chemises et des cravates, les murs affichaient des plans de luths — instrument qu'il collectionnait et pratiquait. Jusqu'à la tasse de café posée, sur une table, qui en dit long : « Les vieux avocats ne meurent jamais, ils perdent simplement leur pouvoir d'appel. » Tout un poème, en prose. Le choc de la découverte John Romani, expert en ventes successorales, a découvert un trésor, autant qu'un défi, lorsqu'il a mené son enquête sur cette bibliothèque hors norme. Le premier pas dans une habitation en apprend beaucoup sur l'histoire du défunt, estime-t-il, juste en observant ses étagères. D'ailleurs, ne dit-on pas qu'il ne faut jamais argumenter avec une personne dont la bibliothèque est plus petite que la télévision. Mais entre ces murs, il est resté sans voix. « Il avait tellement de livres qu'il semblait s'intéresser à tout», confie-t-il au Philadelphia Inquirer. Moins un musée qu'un territoire mental où se chevauchent poésie, botanique, musique, philosophie, astronomie, éthique. Peu importe la condition du livre : seul compte ce qu'il recèle. On y trouve Ulysses, The Quantum Theory of Fields, The Art of Dying Well, des traités d'histoire, des catalogues naturalistes. Parfois plusieurs exemplaires d'un même titre. La passion pour Dante frappe particulièrement : des dizaines d'éditions de la Commedia surgissent de pièce en pièce, entières ou fragmentées. Que cherchait Bill Roberts dans ces pages ? Un miroir métaphysique, une curiosité philologique, une obsession intime ? La question demeurera. Une bibliothèque vivante Dans cette résidence dense de livres, l'espace même devient matériau narratif. Les couloirs se transforment en galeries, le sous-sol affiche cinq rangées de livres du sol au plafond, et des livres en archipel, pour singer René Char — ces étagères libres plantées au milieu des pièces — dessinent des îlots de papier. Tout déborde : les placards, les chambres, les unités de stockage annexes, rapatriées après son décès. On avance à pas prudents entre les piles instables, semblables à des « tours de Pise » en édition de poche. L'air sent la poussière mêlée à l'encre, cette odeur reconnaissable que tout lecteur associe à une forme de réconfort. On se demande : combien de ces livres Roberts a-t-il vraiment lu ? Peut-on tout lire, même avec une vie entière ? Sans doute pas. Mais l'important n'était pas là. L'essentiel résidait dans la présence, dans le dialogue silencieux entre l'objet et l'esprit de son propriétaire. L'immense chantier du tri Romani et son équipe parlent de « triage ». Car ici, chaque livre doit être ouvert, vérifié : première édition ? Signature ? Surprise glissée entre deux pages ? Rien n'est laissé au hasard. « On a déjà trouvé des volumes valant 1000 dollars posés à côté de poches banals », raconte-t-il. Pour dompter cette masse, un plan a été établi, à commencer par la vente lors d'enchères en ligne des ouvrages de valeur (300 dollars et plus). Ainsi, une sélection de 300 lots a été choisie pour la boutique numérique de Sales by Helen. De même, le mobilier haut de gamme sera cédé à un commissaire-priseur spécialisé. Enfin, une grande vente sur place pour disperser le reste. Une organisation presque militaire, nécessaire pour transformer une collection privée en héritage transmissible. Le livre comme quintessence En quittant les lieux, raconte le journaliste, on oscille entre vertige et fascination. Celui de l'accumulation à outrance — trop de livres pour une seule vie, presque trop pour une seule maison. Et celle de l'énergie qui a nourri cette quête sans hiérarchie, mue par la curiosité plutôt que par le prestige. Entre oniomanie, maladie textuellement transmissible et particulièrement en vogue chez les professionnels du livre, ou démonstration de cette collectionnite aiguë de livres, nommée tsundoku au Japon, le coeur chavire et balance. Ou l'inverse. Avant de sortir, une citation d'Amy Lowell dans un cadre attire l'œil : « Car les livres sont plus que de simples livres : ils sont la vie, le cœur même, l'âme et la substance des siècles passés... l'essence et la quintessence de leurs existences. » Une épitaphe choisie, qui éclaire feu Bill Roberts : ses livres n'étaient pas de simples objets. Ils formaient la trame même de sa vie. Désormais, en se dispersant aux quatre coins du pays, ils entameront d'autres existences. Ils entreront dans d'autres foyers, alimenteront d'autres rêves, viendront peupler d'autres imaginaires. Le collectionneur est parti, mais ses livres — eux — continueront à écrire des histoires.