Le destin a voulu que Kateb Yacine repose un 1er novembre, date hautement symbolique pour l'Algérie : celle du déclenchement de la Guerre de libération nationale.Rien n'aurait mieux convenu à cet écrivain qui fut à la fois acteur, témoin et conscience vive d'une époque bouleversée. De sa jeunesse révoltée à son œuvre d'une richesse inépuisable, le parcours de Kateb Yacine demeure celui d'un homme profondément lié à la cause de son pays et à la liberté de son peuple. Dès son plus jeune âge, le destin du futur écrivain se dessine dans la fièvre de l'Histoire. Exclu du lycée de Sétif après avoir pris part aux événements du 8 mai 1945, il découvre à la fois la violence coloniale et la puissance de la révolte. Ce choc fondateur le marquera à jamais. Il n'a alors que seize ans, mais déjà une conscience politique aiguë et un talent d'expression hors du commun. Neuf ans avant l'insurrection de 1954, Kateb a déjà atteint une maturité qui le distingue parmi ses contemporains. Hyper-intelligent, d'un nationalisme ardent, il se révèle très tôt un orateur et un penseur précoce. En 1946, il donne à Paris sa première conférence consacrée à l'émir Abdelkader. Ce geste, à la fois audacieux et symbolique, annonce la voie qu'il choisira : celle d'un écrivain habité par la mémoire et la dignité de son peuple. Une décennie plus tard, en 1956, paraît Nedjma, son premier roman, aussitôt considéré comme une œuvre majeure de la littérature algérienne. Le titre, qui signifie « étoile », éclaire toute sa symbolique : la lumière fragile mais persistante d'un espoir dans un pays martyrisé. Nedjma est bien plus qu'un roman. C'est une œuvre totale où se croisent poésie, théâtre et chant. La beauté de la femme aimée se confond avec celle de l'Algérie blessée. À travers ce récit éclaté et polyphonique, Kateb réinvente la langue romanesque pour dire la violence de l'Histoire et les déchirements de son peuple. Il y insuffle une dramaturgie spontanée, une écriture où tout devient métaphore, révolte et poésie. Son génie tient à cette capacité à mêler le mythe et le réel, à inventer une langue nouvelle pour dire la liberté. Né dans une famille où la culture populaire occupait une place essentielle, Kateb doit beaucoup à sa mère. Femme de grande mémoire, amoureuse des poèmes anciens et des légendes transmises oralement, elle lui lègue ce goût du verbe et des traditions orales. L'enfant grandit au milieu des contes, des proverbes et des récits héroïques. Cette influence maternelle imprègne profondément son œuvre, où le souffle du patrimoine populaire côtoie les formes les plus modernes du théâtre et du roman. De là naissent ses grandes pièces, telles que Les ancêtres redoublent de férocité, où se lisent les traces de cet héritage oral. Le titre lui-même en dit long sur son ancrage dans la mémoire collective. Dans La poudre d'intelligence, Kateb emprunte aux histoires du légendaire Djeha pour composer une comédie drôle et mordante. À travers ces personnages de la tradition, il insuffle un humour libérateur, une vitalité puisée dans la sagesse populaire. D'autres pièces, comme Le Cadre encerclé, inscrite dans la trilogie Le cercle des représailles, révèlent la modernité de son écriture et sa réflexion sur la résistance et la dignité humaine. Kateb Yacine est un écrivain qui a su concilier l'ancien et le nouveau. Pour lui, les mythes, les langues ancestrales et la mémoire collective sont des trésors à préserver, non comme reliques, mais comme forces vives de l'identité algérienne. Il redonne vie à des figures féminines puissantes telles que la Kahina ou Fathma N'Soumeur, figures de courage et de rébellion. Chez lui, la femme devient symbole de résistance et d'espérance. Après son exclusion du lycée, l'écrivain parcourt le monde et rencontre des figures majeures telles qu'Hô Chi Minh ou Bertolt Brecht. Influencé par le théâtre antique, il adopte la forme du chœur et du dialogue collectif, renouant ainsi avec la parole partagée. On se souvient de lui chantant avec les acteurs de la troupe de Sidi Bel Abbès, un soir de 1975 : moment rare où la scène devenait lieu de communion populaire. Dans ses œuvres, reviennent sans cesse les mêmes personnages — Nedjma, Lakhdar, Keblout — comme des figures mythiques errant entre rêve et mémoire. Son style, dense et poétique, foisonne d'images, de symboles et de métaphores. « Je ne dirai pas son nom, écrit-il, je lui ferai de mes poèmes farouches un ténébreux chemin jusque vers les comètes. » Ces mots résument l'essence de Kateb : un poète insurgé, un dramaturge visionnaire, un romancier de l'âme algérienne. Mort le 28 octobre 1989 et enterré le 1er novembre, jour de renaissance nationale, Kateb Yacine laisse derrière lui une œuvre où se mêlent la mémoire, la douleur et la beauté. Il demeure, aujourd'hui encore, un écrivain qui a su faire de la littérature un combat pour la liberté.