Dubitablement, le travail est une catégorie sociale historique. Sémantiquement, en français, le terme travail, originellement employé avec un sens très restreint, usité pour désigner les tâches les plus ingrates et douloureuses accomplies par les membres les plus modestes de la société, a commencé à s'appliquer progressivement, à la faveur du développement du salariat impulsé par la bourgeoisie, avec une connotation méliorative, à toutes sortes d'activités et toutes les catégories sociales. Au sein du capitalisme, l'ouvrier demeure un simple maillon interchangeable et anonyme, privé des moyens de production et des produits de son travail. Pour nuancer le propos de Marx affirmant que le travail est l'essence de l'homme, il est vrai qu'il a également souligné que le travail au sein du capitalisme se caractérise par l'aliénation du travailleur. Dans Ecrits philosophiques, Marx note que «L'aliénation du travailleur dans son objet s'exprime en vertu des lois économiques de la façon suivante : plus le travailleur produit, moins il a à consommer ; plus il crée de valeurs, plus il devient sans valeurs, plus il devient indigne ; plus son produit a de formes, plus le travailleur devient difforme ; plus son objet est civilisé, plus le travailleur devient barbare ; plus le travail est puissant, plus le travailleur devient impuissant ; plus le travail est riche d'intelligence, plus le travailleur en est privé et devient esclave de la nature». Le terme travail vient du latin tripalium et signifie « instrument de torture » En réalité, le travail n'est que la forme sous laquelle le capitalisme façonne l'activité humaine. En effet, on confond activité humaine et travail. Or, il faut distinguer ces deux notions. Si l'activité humaine a toujours existé pour permettre à l'être humain de se nourrir et de se perpétuer, le travail, lui, n'est que la forme spécifique que lui a imprimée le capital pour se valoriser. Au reste, comme on l'a indiqué précédemment, le vocable travail est né à l'époque de l'éclosion du capitalisme. Etymologiquement, le terme travail vient du latin tripalium et signifie « instrument de torture ». Le mot est composé de « tri » (trois) et de « palus » (pieu), trois pieux ; il était surtout utilisé pour dompter les esclaves jugés trop paresseux, et aussi comme joug pour immobiliser les animaux. Au XIIe siècle, l'idée de souffrance était inhérente au concept du travail ; le sens de travail devient plus moderne, signifiant celui qui tourmente. Le mot travailler évoque aussitôt l'image de l'homme comme animal devant trimer comme une bête de somme pour vivre, souvent sous le joug d'un patron. En revanche, le mot œuvrer, tiré du terme « œuvre », renvoie à l'idée de l'homme fabricant, qui fabrique (librement son œuvre – ce qui le distingue de l'animal qui, lui, travaille quand il a été dompté par l'homme -) consciencieusement son existence. Mais pour œuvrer il faut pouvoir disposer librement de son œuvre, ce qui n'est jamais le cas du travail (salarié) dont le produit revient intégralement au détenteur des moyens de production, autrement dit le capitaliste détenteur de l'argent. En effet, être actif est autre chose que travailler, notamment dans le système capitaliste. Dans certaines sociétés fondées sur une autre forme d'économie, l'activité se faisait non en fonction de l'argent et du marché, mais sous la forme du cadeau, du don, de la contribution, de la création pour soi, pour la vie individuelle et collective d'individus librement associés. Dans la future société humaine universelle débarrassée du capitalisme, l'homme va œuvrer, au sens noble du terme, mais ne plus travailler au sens animal du terme. Il œuvrera en artisan (de sa vie). Le mot artisan vient de l'italien artigano, dérivé lui-même du latin artis (art). À l'origine, l'artisan est celui qui met son art au service d'autrui. En outre, comme on l'a souligné plus haut, ce noble mot artisan a la même origine que le terme « artiste ». Les deux mots sont demeurés synonymes jusqu'à la naissance du capitalisme au XVIIème siècle. Par la suite, artiste s'est appliqué à ceux qui utilisent leur art pour la distraction (de la bourgeoisie), tandis qu'artisan a été dégradé, essentiellement lié à l'esprit commercial, mercantile. Dans le processus de différenciation entre « travail » et « loisir » introduit par le capitalisme, on parle depuis lors d'artisan maçon, d'artisan menuisier, pour marquer l'aspect laborieux du terme, mais d'artiste peintre, artiste musical, pour souligner l'aspect noblement culturel du terme. Artisan renvoie au monde du « travail », tandis qu'artiste réfère à l'univers culturel raffiné. Alors qu'originellement, les deux termes étaient associés, synonymes. Le travail, exercé au sein du capitalisme, ne sert exclusivement qu'à fabriquer des produits et services en vue de multiplier l'argent, contraignant ainsi des millions de travailleurs à des labeurs inutiles. Dans cette société capitaliste de pacotille, quatre-vingts pour cent de la production est absolument superflue. Inutile. Cette production superfétatoire représente un dramatique gaspillage de temps et d'énergie de l'Humanité, mais aussi un tragique pillage de la richesse naturelle de notre Terre. Dans le capitalisme décadent domine la gadgétisation de la production. Pour assouvir sa soif de profits, assurer sa valorisation, le capital invente chaque jour de nouveaux besoins factices. Inutiles. Quand humanité laborieuse se résoudra-t-elle à abolir ce marché des esclaves salariés Pour bénéficier de la consommation frénétique de ces produits factices, la possession de l'argent est indispensable. Et pour posséder cette matière toxique, il faut se résoudre à se déposséder en travaillant, autrement dit se vendre, s'aliéner au double sens du terme. Le travail étant la seule valeur rapportant de l'argent, au capitaliste comme au salarié, comme source respectivement de plus-value et de salaire, l'homme est contraint de vendre sa force de travail pour gagner ce sésame qui ouvre toutes les portes des cavernes d'Ali-Baba de la consommation : l'argent. Qui plus est, l'esclave-salarié doit toujours travailler plus pour payer à crédit sa vie misérable ; jusqu'à s'épuiser dans le travail, à accepter de subir les pires humiliations. Ainsi, il consent à sacrifier sa vie au travail pour le profit de son patron. Aussi, pour lui rappeler la chance d'avoir un travail grâce à la générosité de son patron, le chômage a été inventé comme épouvantail afin d'effrayer le travailleur de toute inactivité. Car le chômage est vécu comme une déchéance sociale, une désocialisation, la fin de la consommation effrénée à crédit. Que pourrait-il bien faire sans cette torture qu'est le travail ? Aussitôt, il serait désigné du doigt comme un impie de la société productive, un hérétique du travail, un blasphémateur de la servitude professionnelle. Et dire que ce genre d'activité aliénante est présenté comme une libération, une chance d'accomplissement social, de réalisation de soi. Quelle dégradation morale. Quelle déchéance sociale. Pourtant, enfermé dans ces bagnes de la production où tout est chronométré, millimétré, délimité, le travailleur est totalement dépossédé de lui-même. Il ne s'appartient plus. Il est l'esclave de son patron, l'exécutant de la machine ou de l'ordinateur. Quand l'humble humanité laborieuse se résoudra-t-elle à abolir ce marché des esclaves salariés où viennent s'approvisionner les négriers des temps modernes, aujourd'hui marché professionnel banalisé à l'instar de la légendaire foire aux bestiaux ? Où est la différence entre l'esclave, le serf, le colonisé, le salarié ? Si différence il y a, elle est de degré et non de nature. Modernité mystificatrice oblige, et imposture démocratique aidant, il est vrai que, à la différence de ses congénères serviles des sociétés de classes des époques antérieures, le salarié a la chance de signer librement son contrat d'asservissement. Quel prodigieux progrès ! L'honneur est sauf : par la grâce du paraphe désormais à la portée de la multitude massivement scolarisée pour les besoins de la production-valorisation- reproduction du système capitaliste. L'organisation scientifique du travail constitue l'essence même de la dépossession des salariés : à la fois du fruit de leur travail mais aussi de leur temps, sacrifié à la production automatique des marchandises ou des services dont les bénéfices reviennent aux seuls patrons. Assigné à reproduire les mêmes tâches répétitives et rébarbatives « intellectuelles » ou physiques, le salarié-esclave est cantonné à besogner uniquement dans un domaine spécialisé de la production. Sans maîtrise ni vue d'ensemble des autres « process » de fabrication. Cette spécialisation se retrouve à l'échelle de la planète dans le cadre de la division internationale du travail. La conception s'élabore en Occident, la production en Asie, le néant économique et la mort existentielle en Afrique. Pour le bénéfice du dieu-argent mondialisé. Dans la société algérienne la hâte est considérée comme un manque de savoir-vivre Songeons que, pour prendre seulement l'exemple de l'Algérie, il y a à peine plus de cinquante ans, toutes les catégories du monde capitaliste (argent, marchandise, salariat, etc.), ces rapports marchands étaient totalement inexistants au sein de la société algérienne. De même qu'ils étaient ignorés dans d'autres pays semi-féodaux, semi-colonisés. Pierre Bourdieu l'a amplement démontré dans ses travaux sociologiques consacrés à l'Algérie. Les pratiques sociales et économiques kabyles offrent un bon exemple de l'absence totale des catégories marchandes capitalistes dans la société kabyle. En effet, en opposition à un modèle de travail capitaliste, Bourdieu a présenté les paysans kabyles (fellahine) comme participant (ou ayant participé) à une économie du don ou « de la bonne foi » dans laquelle le « travail » individuel et collectif (tiwizi) reste extérieur à l'esprit de calcul. Il a démontré que, dans la société kabyle, il n'y a pas de distinction entre « travail » (activité) et loisir. Bourdieu a caractérisé le bouniya – l'homme de la bonne foi « pure » – par son attitude de soumission et de nonchalante indifférence au passage du temps que personne ne songe à perdre, à employer ou à économiser. Dans la société algérienne, la hâte (l'activité mercantile effrénée) est considérée comme un manque de savoir-vivre doublé d'une ambition diabolique. Tout le contraire de la société de l'urgence en cours dans les pays capitalistes modernes. Dans ces sociétés, le temps, c'est de l'argent (Time is money). Preuve que le capitalisme n'est pas naturel, mais un mode de production historique, spécifique, transitoire, voué à disparaître, avec la formation sociale exploiteuse qui l'a introduit : la bourgeoisie. Pour une fois, le passé est le meilleur miroir de l'avenir, le meilleur reflet du devenir. N'oublions pas que seule la rétrospection nous permet de tracer la prospective, d'avoir une perspective. Présentement, la mémoire est le miroir de l'avenir. Pensons qu'il existe encore dans notre vie des séquences sans médiation monétaire, sans argent : dans l'amour, dans l'amitié, dans la sympathie et dans l'entraide. Quotidiennement, nous cultivons encore ces échanges millénaires, sans présenter de facture à notre interlocuteur, à notre prochain. Qui nous empêche d'élargir ces rapports humains gratuits à toutes les sphères de la société ? La réponse : nous-mêmes. Par notre « servitude volontaire », notre lâcheté, notre pusillanimité, notre frilosité en matière de combativité, nous refusons de nous libérer de nos chaînes, de nos catégories de pensée marchandes, de nos valeurs mercantiles, de notre cupidité, de notre oppression protéiforme. En un mot : de l'esclavage salarié, source de notre aliénation. Suite et fin…