C'est quand même bizarre. Quand on demande aux gens autour de nous, toutes catégories sociales confondues, ce qu'ils pensent de la nouvelle Constitution, ils affichent d'abord un rictus avant de répondre qu'ils ne se sentent concernés ni de près ni de loin par ce texte «qu'ils ont élaboré et promulgué entre eux et pour eux»… La vox populi a cette particularité d'être féroce, corrosive, quand elle constate qu'elle est quelque part l'objet de mépris, et sa première réaction est de montrer qu'elle reste inflexible devant les événements qui la contrarient et, surtout, redoutablement sarcastique avec l'arme infaillible de la dérision. C'est ce sentiment d'avoir été négligée, inconsidérée qui prévaut aujourd'hui chez une opinion publique majoritairement sceptique sur les «avancées démocratiques» que les zélés du régime ont bien voulu imprégner à la nouvelle Loi fondamentale bien avant son adoption. Si le clan présidentiel était tellement rassuré par son projet, pourquoi lui avoir évité la voie référendaire qui était le seul critère valable pour lui donner toute sa légitimité, clame-t-on dans les milieux plus ou moins politisés pour dire que la meilleure manière de se couper encore un peu plus du peuple était de recourir à la consultation intra-muros de parlementaires non crédibles pour décider de son avenir. Et c'est malheureusement ce choix qui a été fait sans tenir compte des conséquences désastreuses qui allaient en découler. De toute évidence, cette démarche calculée du pouvoir n'a pas été digérée par l'ensemble des Algériens qui se sont sentis exclus, et tout porte à croire qu'elle laissera des traces dans les esprits et dans les comportements. C'était néanmoins le risque qui a été pris par Bouteflika pour contourner l'humiliation d'une abstention qui pouvait être très forte dans le contexte politique, économique et social que nous vivons. Dans une phase de fin de règne, le locataire d'El Mouradia a, à vrai dire, misé gros sur cette Constitution présentée par son entourage comme le plus important chantier politique de toute sa mandature et qu'il voudrait léguer comme un précieux acquis testamentaire à inscrire dans l'histoire du pays. Par quel miracle Bouteflika serait-il devenu subitement démocrate, défenseur intransigeant de l'idéal républicain et champion des libertés, si c'est ça le message subliminal qu'il faut retenir ? Après plus de quinze années à la tête d'un régime ultra conservateur et foncièrement autoritariste, digne des pires régimes dictatoriaux encore en activité un peu partout dans le tiers-monde, il lui fallait en tout état de cause, répondent les politologues, un alibi démocratique pour faire la transition et essayer de sortir par la grande porte, mais un alibi qui ne saurait se suffire de simples phrases ou orientations, aussi doctrinales soient-elles, pour résorber l'énorme déficit de confiance qui a pesé jusque-là dans les rapports entre gouvernants et gouvernés. Car toute la question est là, dans cette perte de confiance qui est allée en grandissant depuis sa prise du pouvoir pour devenir un gouffre d'inquiétudes impossible à combler avec des velléités ou des intentions, encore moins avec des subterfuges législatifs. On comprend encore mieux le scepticisme régnant, largement partagé, qui entoure cette partition constitutionnelle et auquel il faut désormais donner des gages pour convaincre les populations sur le bien-fondé républicain et démocratique qui devrait constituer son essence même. Ainsi, au-delà du fait qu'il ait réussi son pari pour avaliser sans le moindre accroc un document qui renforce d'abord sa stature personnelle, Bouteflika, le maître d'œuvre de la nouvelle Constitution, est désormais tenu de confirmer ses engagements par des actes concrets qui seront déterminants dans la perception et l'analyse de l'opinion publique. En fait, les Algériens veulent voir avant de se prononcer. Ils savent que le système qu'on leur a imposé n'a jamais été démocratique, et ce n'est pas en faisant voter un texte par deux Chambres d'enregistrement que les choses vont changer du jour au lendemain. D'où cette interrogation de savoir si Bouteflika ira jusqu'au bout de sa volonté politique (si celle-ci est réelle et sincère) pour donner réellement consistance aux avancées démocratiques dont il est fait mention ? Pourra-t-il, soutient-on dans les milieux avisés, libérer totalement le champ médiatique public de sa tutelle politique pour laisser les journalistes exercer leur métier en toute conscience professionnelle et assurer sans pression le service public qui doit être orienté dans l'intérêt général et non d'une caste de puissants qui manipule derrière le rideau ? La télé au service des Algériens qui doit donner la parole à tous les Algériens, même s'ils ne sont pas d'accord avec le point de vue des gouvernants, est-ce désormais possible ? Pourra-t-il dans cet ordre d'idées supprimer le ministère de la Communication qui ne doit plus contrôler l'information, et le remplacer par un organe chargé de veiller à l'éthique comme cela se fait dans les pays démocratiques ? Pourra-t-il restituer la Centrale syndicale aux travailleurs et ne plus l'utiliser comme instrument de propagande pour renforcer le système dictatorial ? Pourra-t-il libérer le champ de la contestation pacifique ? Libérer le corps de la magistrature des trafics d'influence ? Assurer une véritable alternance au pouvoir par le jeu électoral transparent ? Ouvrir l'espace aux compétences nationales ? Définir le rôle de l'institution militaire dans la défense de la République ? La place du religieux par rapport au politique ? Veiller au devoir du citoyen en même temps que ses droits ? La démocratie est une pratique permanente qui relève d'une volonté et d'un engagement politiques sans faille. Elle ne se décrète pas pour devenir réalité. Le chantier de Bouteflika ne fait que commencer… Bonne route.