«Tout mystérieux retournement du monde a ses déshérités, tel que ce qui était ne leur appartient plus, et pas encore, ce qui s'approche. Car même le plus proche est lointain pour les hommes.» Ces vers de Reiner-Maria Rilke disent bien le tourment des musulmans. Un tourment qui traduit le malaise d'une civilisation «inconsolée de sa destitution». Un tourment qui plonge les masses, sociologiquement déracinées, dans une quête irascible d'une identité censément originelle, mais présentement perdue. L'efficace idéologique du fondamentalisme islamique vient de là : de cette aptitude à aspirer les masses par l'origine. Ce désir d'origine s'épanche cependant au prix d'un exil du présent, d'une évasion hors de la crise, d'une fuite de la condition historique. Ainsi, à l'inverse des mouvements messianiques, le fondamentalisme islamique n'ouvre sur aucun horizon d'attente, l'Histoire étant par lui pensée comme finie et répétitive, l'ombre d'un temps déjà advenu, répétition ne varietur de l'originaire. Hassan al Banna (1906-1949), doctrinaire et fondateur des Frères Musulmans, est allé jusqu'à confondre ses succès et revers avec les batailles de Badr et d'Uhud livrées par le Prophète au temps de l'origine. Son disciple Sayyid Qutb, marqué au fer rouge par son expérience carcérale, est allé plus loin encore. Selon son point de fuite, les musulmans auraient régressé vers la jahilliyya, l'anté-islam, la pré-origine. D'où vient la force attractive de cette illusion dont l'examen ne dépend guère de la raison réfléchissante. Selon le psychanalyste Fethi Benslama, la force de l'illusion cultivée par le fondamentalisme islamique vient «du désespoir vécu dont elle veut prémunir le retour». Pour l'auteur de La psychanalyse à l'épreuve de l'Islam (2002), «la catégorie freudienne de l'illusion qui n'est ni l'erreur, ni l'opposé de la réalité, ni la vérité, ni non plus son contraire, vise l'impossible». L'illusion islamiste puiserait donc sa force d'attraction de sa capacité à s'imposer comme la réponse par l'impossible (élimination de la détresse humaine) à cet impossible (retour à l'origine perdue). Sa vigueur viendrait de son engagement à combler la détresse de l'abandon ressentie face à l'hostilité du présent par la puissance tutélaire d'Allah. Cette médiation éclaire sous un jour nouveau la recrudescence, aussi prompte que spontanée, du salafisme, constatée au lendemain du tremblement de terre qui a ébranlé Boumerdès le 21 mai 2003 ; le recours au fondamentalisme trahissant ici le désespoir identificatoire des personnes et le besoin pulsionnel de communion de la communauté. En convoquant les instruments de la psychanalyse, l'interprétation développée par l'intellectuel tunisien permet une meilleure intelligence du fondamentalisme islamique. Son schème d'intellection part de la césure de la modernité, appréhendée tel un moment vide marqué tout le long d'un processus historique non encore achevé par la déshérence du cadre cognitif de la tradition, l'obsolescence des repères identificatoires. Ce moment est en tous points semblable au contexte arabe contemporain. Il y a plus : le défaut d'une réflexion intellectuelle, d'une mise en œuvre de la culture, entraîne cependant une «révocation subjective à grande échelle qui déchaîne le désespoir des masses», comme cela s'est produit un peu partout dans le monde islamique, champ d'expériences d'un modernisme sans modernité. Ce désespoir exacerbe à son tour la hantise de l'identité. D'où le recours pathétique au voile de l'origine.