Professeur de physique à l'université Frères Mentouri (Constantine 1), directeur de l'école doctorale d'astronomie, diplômé de l'université de Pennsylvanie (Etats-Unis), Jamal Mimouni revient dans cet entretien sur deux mois d'arrêt des cours et fait l'évaluation des effets de cette crise inédite sur tous les aspects de la vie universitaire. Propos recueillis par S. Arslan
-Deux mois après la décision de fermer les universités algériennes et d'instaurer le confinement, quelle évaluation faites-vous de cette période et son impact sur le côté pédagogique ? Il est patent que l'université n'était pas préparée à cet état de force majeure, ni les enseignants, ni les étudiants, ni même l'administration. Pourtant le ministère avait émis des directives claires quant à la nécessité pour les enseignants de mettre leurs cours en ligne quelques mois avant la clôture de l'Université. Mais on ne fait pas en quelque semaines ce qui nécessite des années de préparation. De plus, l'opération de mise en ligne des cours, en plus d'avoir été défaillante parce que cela demandait toute une préparation logistique, sa portée pédagogique est insuffisante. On ne transforme pas une université grouillante de vie avec travaux dirigés, échanges entre étudiants, en un système de cours par correspondance, et de plus à sens unique puisque dans la plupart des cas, les étudiants ne reçoivent pas de feedback. La perte du relationnel est irremplaçable. Un simple exemple, dans mon université, peut être un enseignant sur cinq avait un email institutionnel avant le confinement et aucune provision n'avait été faite pour les étudiants. Puis d'un coup, on demande aux étudiants de postuler à un email institutionnel, document administratif à l'appui, mais comment le faire alors que l'université est fermée et l'administration n'a jamais communiqué avec les étudiants par email ? Ceci s'applique pour les étudiants de dernière année de licence et ceux de master. Pour la multitude de ceux de tronc commun, n'en parlons même pas. Même les séances de Zoom entre enseignants et étudiants qui paraissent idéales sur le papier, elles ne le sont pas dans la réalité, car elle supposent un Internet performant. Dans les deux classes ou j'enseigne par Zoom, les deux tiers des étudiants au moins ne peuvent participer car habitant dans des zones où il n'y a pas de couverture internet. (D'autres ont quitté leurs cités universitaires pour retourner dans leurs petites villes et villages), ou bien où la bande passante est trop faible. Certes, certaines universités sont mieux loties que d'autres, mais dans l'ensemble, c'est un échec. Le résultat est là, la décision de la tutelle de terminer le semestre en septembre avant de passer les examens est bien une reconnaissance implicite que les cours à distance n'ont pas marché. -Ce confinement a-t-il eu également des effets psychologiques sur les étudiants et les enseignants ? Effets dévastateurs pour les étudiants. Je les vois désorientés, avec une bonne partie d'entre eux qui ont abandonné toute prétention d'étudier sérieusement à distance. La phase universitaire est trop souvent vécue par les étudiants comme celle d'un grand lycée, avec des cours prédigérés par leurs enseignants phrase par phrase, équation par équation. L'autonomie de travail, cela s'apprend par une pratique continue. Une relation étudiant – enseignant, cela se travaille. C'est pour cela que prétendre qu'ils peuvent étudier à partir de cours mis en ligne sans souvent aucun feedback de leurs enseignants est chimérique. Pour les enseignants, l'incidence est minime ; après tout, ils sont bien engagés dans leur carrière et n'ont donc rien à perdre, et ils sont de plus rémunérés. Par contre, cela devrait être pour eux l'occasion d'une sérieuse remise en question. Pourquoi ne peuvent-ils pas faire ce que leurs collègues dans bien d'autres pays ont réussi à faire, notamment basculer sur les cours à distance en maintenant un contact personnalisé avec leurs étudiants et avec quasiment aucune perte de temps pédagogique ? De plus, en tant qu'intellectuels, que peuvent-ils apporter à l'université ou à sa société durant cette période critique ? Il faudrait aussi parler de l'administration qui n'a pas su maintenir un service minimal. Pas un téléphone qui ne réponde, un service administratif, un département qui ne soit ouvert. Même en état de guerre, les universités fonctionnent de manière minimale. On veut faire marcher l'université exclusivement à travers un enseignement à distance, mais sans aucune structure d'accompagnement. -Est-ce que l'université est en train de se diriger vers une situation semblable à celle vécue en 2019 durant les quatre premiers mois du mouvement populaire du 22 février ? Oui mais en pire. L'année dernière on a pu sauver l'année avec le retour en classe en avril/mai, et donc les examens se sont déroulés immédiatement à la rentrée. Cette année, on parle de finir les enseignements durant les premières semaines de septembre pour ensuite effectuer les examens en fin du mois. De plus, avec le décalage du bac, on va entamer sérieusement le premier semestre avant la rentrée effective. -Le conseil des ministres a décidé que les soutenances des thèses soient organisées durant le mois de juin, quel commentaire faites-vous ? Comme mentionné précédemment, c'est entériner le fait que les cours à distance n'ont globalement pas marché et que le semestre n'a pu être sauvé. Aussi se rabat-t-on sur les soutenances de thèse. Le problème est que, sauf pour les candidats au doctorat, toutes les autres soutenances même effectuées en juin seront inefficaces vu que les délibérations dépendent des examens de rattrapage du premier semestre qui pour la plupart des universités allaient se faire à la rentrée d'avril, mais qui n'ont pu se faire vu l'état de confinement. Donc rien ne sert de courir, quoi que cela pourrait arranger les étudiants étrangers en fin de cycle s'ils n'ont pas de rattrapage, et les libérer pour retourner dans leurs pays avant l'été, pour ensuite recevoir leurs diplômes plus tard chez eux… -Quelles propositions faites-vous pour la réorganisation des cours en cas de déconfinement ? D'un côté apprendre à l'étudiant à être autonome, et de l'autre établir par les enseignants des relations personnalisées avec leurs étudiants. L'idée de tutorat, qui est un point fort du système LMD, a été abandonné très tôt chez nous et doit être rétabli tout en profitant de cette nouvelle potentialité d'enseignement partiel à distance à l'avenir. Si le tutorat avait été présent durant cette crise, il aurait sauvé la mise et permis de finir l'année en juin avec un minimum de casse. L'enseignant doit quant à lui réapprendre son métier d'enseignant. Il ne doit plus être ce Martian, Superman, qui connaît tout et ne se trompe jamais, qui distille sa science infuse au compte goutte (cachant ses références…), et qui s'échappe à la fin du cours «magistral» pour ne plus réapparaître avant sa prochaine séance. Il doit au contraire apprendre à être en communion avec sa classe, précéder les questionnements et anxiétés de ses étudiants, nourrir leur vision de l'avenir et ne pas la fermer. Tout un nouveau sacerdoce ! Mais avant cela, il faudra absolument faire la chasse aux «disparus» de cette période qui auraient perdu toute attache depuis mars avec une université dématérialisée. J'appréhende la rentrée de septembre lorsque l'on pourrait bien découvrir alors que des milliers d'étudiants ne retourneront pas en classe et pourraient avoir mis une croix sur leur avenir parce qu'un système éducatif défaillant n'a pas su les accompagner de manière efficace. Certains de ces disparus seraient de milieux défavorisés, ou bien des filles qui ne savaient ou ne pouvaient travailler qu'en cité. Il y en a d'autres qui par contre s'en sortent très bien, tel cet étudiant du Niger en première année ST qui m'a confié récemment qu'il a presque terminé le programme officiel en solo et qu'il est prêt pour les examens finaux! -Un dernier mot… Cette crise est en fait celle du «grand dévoilement», un révélateur des défauts systémiques qui sont cette fois-ci mis à nu de manière dramatique. Une université archaïsante, un Internet des plus déficients du continent dû à des réflexes de monopole d'un autre age, etc. Le Hirak en demandant un «grand chamboulement» a mis le doigt sur les défauts criants d'un système perpétuellement en mode survie, qui ne peut mettre le pays au diapason avec le monde moderne, même à coup de centaines de milliards de dollars des deux dernières décennies, en majeure partie dilapidés, si ce n'est subtilisés. Une Algérie aux potentialités naturelles et humaines fabuleuses qui fait bien moins bien que nos voisins et que bien d'autres pays africains. La remise au travail de l'Algérie, son université, après cette crise majeure dont on n'est pas sorti encore, demandera beaucoup de dévouement, d'efficacité et énormément de sacrifices. Cela exige un climat de sérénité et de confiance, gouvernants-gouvernés, étudiants-enseignants… Saura t-on bâtir ce climat?