Dans la pièce Lillet El Layali du Théâtre régional de Constantine, il est question de mentalités givrées, d'amour trahi et d'âmes tourmentées. Le cheval porte une blessure au cou. L'animal, en plein mouvement de saut, aurait pu avancer, courir et aller au galop traverser monts et vallons. La blessure l'a amené à baisser la tête. Ce n'est qu'un symbole. Et dans la pièce Lillet Al Layali (La nuit de toutes les nuits) de Mohamed Tayeb Dehimi, présentée samedi soir au théâtre national Mahieddine Bachtarzi à Alger, à l'occasion du sixième Festival national du théâtre professionnel (FNTP), le symbolisme est décliné sous plusieurs formes. Le cheval blessé, qui tente de sauter une nuit de pleine lune, est dessiné sur l'affiche qui tente de résumer l'esprit de la nouvelle production du Théâtre régional de Constantine. Le texte de Allaoua Boudjadi, d'où est tirée la pièce, est fortement poétique : «Ya kemri alik jebt ghnaya, ettir el hor ma yak bel yethane.» (Ô ma lune, pour toi j'écris une chanson, l'oiseau libre n'accepte pas d'être humilié !) Il est question de liberté, de poids des traditions, de mentalités givrées, de déchirements, bref, de l'insoutenable légèreté de l'être, pour reprendre l'expression de l'écrivain tchèque, Milan Kundera. Bahia et Noui s'aiment. Ils se sont mariés. Portant la robe blanche, Bahia est déjà enceinte. La consommation de «l'amour» peut prendre des aspects renversants. Bahia ne fait pas confiance à un époux, comédien. A-t-on un jour pris au sérieux les artistes ? Dans un pays, où la tentation de caporaliser l'art a toujours été présente, les comédiens, les acteurs, les écrivains, les plasticiens ou les musiciens n'auront jamais «la posture haute» des footballeurs. Des footballeurs qui, parfois, se couvrent de boue et de honte ! Dans ce genre de pays, le pied a plus de valeur que la tête ! Noui, pour ne pas décevoir Bahia, se met à la critique théâtrale et abandonne les planches. Entre les deux, il y a Abdou, l'ami de toujours. Et Abdou est là pour «combler» les moments de solitude de Bahia. Le doute s'installe comme un brouillard de décembre. Abdou a déçu «les amours» aériens de la fille de la locatrice. Une dame qui, comme la société des pères silencieux, a le regard sur tout. Lors d'une soirée arrosée, au bas d'un arbre mort, Noui et ses amis tentent de «noyer» leur chagrin. L'un d'eux chante un air pas loin du malouf. Le malouf n'est-il pas riche en chansons sur les amours mortes ? Mais que faut-il chanter : la trahison, la tristesse ou la tragédie ? Au cabaret, Noui tente de trouver du réconfort. Sans y parvenir. Ici, la musique orientale est langoureuse. Elle rappelle celle des khans du Machreq. Abdou est, lui, tiraillé par le remords, l'envie de Bahia ou l'amitié réduite à l'état de vapeur. D'où ce recours à la machine à fumer sur scène pour restituer le drame psychologique de Noui, Bahia et Abdou. Et parfois, pour tenter de créer l'illusion du bonheur. Même si l'amour et ses tourments ne peuvent pas être le cœur battant de l'allégresse. S'il l'est, ce n'est qu'à temps partiel. Temps éphémère. Les poètes en savent un bout. Il y a des touches romantiques dans la pièce de Mohamed Tayeb Dehimi comme cette scène où Bahia, toujours habillée en blanc, donne l'impression de traverser un lac à bord d'une pirogue où est accrochée une lanterne chinoise. Bahia y raconte un rêve. Il est rare de voir dans le théâtre algérien une scénographie aussi vivante et aussi évolutive. En hauteur ou en longueur. Les décors sont dynamiques. Le metteur scène a usé de la technique du théâtre dans le théâtre avec une chef de plateau qui ordonne le changement de décors. Les techniciens n'hésitent pas à entrer sur scène pour faire bouger les éléments sans casser le rythme de la pièce. Yahia Ben Ammar a réussi, à travers une conception artistiquement aboutie, à montrer une scénographie contemporaine, sans doute la meilleure depuis le début du FNTP. La musique de Mohamed Amriche et les lumières de Abdelhak Boulemdaïs ne sont pas en reste. Elles ont accompagné tous les actes de la tragédie sans rompre la ligne intensive de l'histoire. Elles ont même augmenté de la pression sensuelle de la pièce. A des niveaux différents, le jeu des comédies était correct. Zoubir Izzem, Mouni Boualem, Atika Blazma, Sabrina Korichi, Seïf El Islem Boukrou, Aïssa Redaf, Mohamed Delloum, Nadjla Tarli et Mohamed Tayeb Dehimi ont su restituer l'âme anticonformiste de l'histoire.