Dessinateur de presse en Algérie, il est devenu peintre en France, avec toujours la même émotion. -Vous souvenez-vous de vos tout débuts dans l'art ? Je peux dire que j'ai eu un parcours particulier parce que je voulais devenir dessinateur dès l'âge de six ans. Je me sentais des prédispositions pour les arts plastiques. C'était quelque chose de diffus mais, en même temps, ce don s'affinait au fil des ans. Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu cette impression d'avoir appris à dessiner avant d'apprendre à écrire. Pourtant, rien dans mon entourage familial modeste, ne me poussait sur cette voie. Si je rappelle mon milieu d'origine, c'est juste pour dire que pour dessiner, je recourais aux boîtes de chaussures vides comme support à mes premiers émois artistiques. Je m'inspirais très souvent des bandes dessinées de l'époque, à bon marché, que je dévorais en quantité astronomique. Elles étaient pour moi un centre de formation ludique et artistique. -Arrive l'indépendance de l'Algérie, soit le moment où vous devenez adolescent. Que devient votre passion ? L'indépendance de notre pays fut pour moi un instant magique, mais aussi un moment douloureux pour ma famille car mon père s'est retrouvé sans emploi. J'avais quatorze ans et je devais prendre mes responsabilités. La seule issue qui s'est offerte à moi était la contrebande. Mais, je rassure vos lecteurs, je ramenais du Maroc juste des disques et des plateaux en cuivre. J'avais même sympathisé avec un imam du côté d'Oujda qui me permettait de planquer ma marchandise dans sa mosquée ! Mais je ne pouvais continuer à vivre d'expédients et j'ai décidé de revenir à mes premières amours : le dessin. En 1964, j'envoie donc par courrier des dessins humoristiques au grand quotidien La République. Et le miracle se produit : mes dessins sont publiés. Le journal me fait même une interview et me propose un poste dans la rédaction. Un rêve ! Bachir Rezzoug m'a pris alors en main et a contribué à ma formation journalistique et artistique. Mes dessins prenaient sens et devenaient incisifs. J'ai rencontré beaucoup de gens qui achetaient le journal juste pour savourer mes dessins, car j'en faisais jusqu'à cinq par édition. J'embrassais tous les domaines et vadrouillais de rubrique en rubrique. J'étais devenu insatiable et prolifique. -Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Kateb Yacine ? C'était le 8 mai 1972 à Tlemcen, je m'en souviens comme aujourd'hui. Il était venu au siège de la wilaya pour monter un spectacle «sons et lumières» sur la condition féminine et intitulé Sawt ennsa, (La voix des femmes). J'ai été envoyé par Bachir Rezzoug et accompagné par Abdelkader Djemaï à Tlemcen pour interviewer Kateb Yacine. Celui-ci connaissait bien mes dessins et il m'a raconté une anecdote arrivée à l'un de mes dessins publié dans La République. En me dédicaçant Nedjma, il a écrit : «A Tayeb Arab dont le trait, comme l'épée de nos ancêtres, a poursuivi jusqu'à Lyon le spectre de l'OAS, et dont le dessin fut envoyé à Jacques Soustelle par un certain Chouider qui signe : le fils du D.». Je peux dire que, depuis ce jour, nous sommes devenus très proches. Rapidement, il a constaté que je n'avais pas la formation politique adéquate pour m'affirmer comme un caricaturiste novateur. Il décida donc de parfaire mon assise théorique et idéologique. Avec Yacine, je découvrais la littérature universelle et les livres politiques. Rapidement, la passion pour la lecture devint pour moi une seconde nature. Mes dessins, au fil de mes découvertes, prirent de la consistance. Ils devinrent plus élaborés, précis et satiriques. J'arrivais enfin à conceptualiser mes idées et à leur donner une existence à travers des dessins percutants. Yacine me disait que les dessins et les caricatures contribuaient à l'éducation du peuple dans un pays où l'analphabétisme était une réalité sociale. -Quels étaient les thèmes dominants de vos caricatures ? Vous savez, il faut replacer les choses dans leur contexte de l'époque. D'abord, La République était un journal qui avait déjà une liberté de ton, en porte-à-faux avec l'unanimisme de la presse du parti unique. Et moi je traitais tous les jours des maux qui rongeaient la société algérienne. Je parlais de la corruption, de l'incompétence et des différents trafics qui gangrenaient le quotidien du citoyen. C'était assez fort et cela me valait souvent des gardes à vue chez la police avec des interrogatoires à n'en plus finir. L'arabisation du journal en 1978 et le changement d'équipe a mis fin à cette formidable aventure. -Mais, entre-temps, vous avez croisé un autre monstre sacré de l'art, M'hamed Issiakhem… C'était au moment où il s'était installé de façon temporaire à Oran. Il est venu me voir au journal et on a collaboré dans la page consacrée aux jeux. Une complicité est née entre nous et c'est lui qui m'a suggéré de «lâcher l'encre de Chine pour aborder les couleurs». En un mot, il m'a fait comprendre que le dessin de presse est factuel, car il colle à un événement, tandis que la peinture est intemporelle. Au début, c'était très difficile pour moi d'effectuer ce basculement, je m'aventurais dans l'inconnu. Issiakhem voulait que je l'imite, mais moi je ne savais pas faire ce qu'il faisait. Là, aussi, je cherchais ma voie et c'était une source de longs débats avec Issiakhem qui me faisait progresser sans que je ne m'en rende compte. -Pourquoi, tout d'un coup, avez-vous quitté l'Algérie ? Avec la disparition de l'édition en langue française de La République, je me suis retrouvé à Alger où j'ai collaboré avec Algérie-Actualité, Révolution-Africaine, et El Hadef. Les hasards de la vie ont fait que j'ai rencontré ma future femme au festival du théâtre amateur de Mostaganem. Après notre mariage, nous décidâmes de nous installer à Orléans. Là aussi, j'ai eu des expériences avec des journaux prestigieux comme Le Canard enchaîné, Afrique-Asie, Le Nouvel Observateur et L'Evènement du jeudi. En parallèle, je peignais, mais j'arrivais à exposer un peu partout en France. Une quarantaine d'expositions en comptant les autres pays. Après quelques années, j'ai eu besoin de retrouver le soleil. Cela m'a amené à me retirer définitivement dans le sud de la France pour me consacrer à la peinture. -Le milieu des années ‘80 est pour vous une période charnière. Votre orientation artistique a changé. Quelles sont les influences et thématiques qui fondent votre œuvre ? C'est comme en littérature : l'intertextualité picturale existe. Il y a d'abord Issiakhem avec ses couleurs, ensuite Picasso, Miro et sa fantaisie surréaliste, et enfin mon ami Khadda avec sa sensibilité et sa modernité. Chacun a donné à ma vision esthétique une touche qui manquait à mon art. Mais je voulais, par-dessus tout, me frayer un chemin avec un style personnel qui est la quintessence de l'ensemble de toutes les influences et de toutes mes expériences. Concernant les thématiques, je reste très attaché aux gens, à la nature et à l'histoire récente et ancienne de notre pays, tout en restant aussi très ouvert sur le monde. -Enfin une bonne nouvelle pour le public algérien puisqu'une exposition est prévue prochainement au MAMA d'Alger… D'abord, il y a un film documentaire qui retrace mon parcours et qui va sortir bientôt. Le public connaîtra mieux mon travail et mes préoccupations esthétiques. Ensuite, pour l'exposition du MAMA, j'ai une centaine de nouvelles toiles à proposer. Cette exposition ira par la suite au Québec, mais je tenais à ce qu'elle se déroule d'abord en Algérie. J'espère que le public sera au rendez-vous. Grâce au MAMA, qui offre un bel espace d'exposition en plein centre d'Alger, la peinture algérienne dispose enfin d'un cadre qui lui était nécessaire et qui devrait contribuer au renouveau des arts plastiques algériens.