-Comment qualifiez-vous la nouvelle Constitution tunisienne adoptée hier ? Sa première caractéristique est qu'elle est consensuelle par excellence. Malgré tous les écueils du consensus lorsqu'il s'agit d'un texte juridique de cette importance. A cet égard, le brouillon du mois de juin 2013 était un texte fourre-tout. Après l'assassinat de notre frère, le député martyr Brahmi, les forces rétrogrades ont été amenées à composer et à entendre la société civile. Une véritable synthèse a alors pu être réalisée entre les islamistes et les civilistes. Les libertés ont été consacrées, notamment la liberté de conscience, les références à la charia mises de côté, les droits économiques et sociaux explicitement posés, la complémentarité homme-femme définitivement oubliée, à telle enseigne que nous avons ancré le principe de l'égalité quasi parfaite entre l'homme et la femme et avons posé celui de la parité... et le droit des Tunisiens à l'étranger (droit de vote aux futures élections législatives et représentativité des élus à l'étranger dans le futur Parlement) et celui des binationaux (possibilité de se présenter aux élections présidentielles et de n'abandonner la nationalité étrangère qu'en cas de victoire) qui me tiennent particulièrement à cœur. Quelques regrets, notamment au niveau de l'abolition de la peine de mort... C'était peut-être prématuré. Toutefois, je suis confiante en l'avenir, les mentalités évolueront dans la sérénité. -La Constitution met-elle fin à trois ans d'instabilité politique et institutionnelle dans votre pays ? Je ne pense pas que la Constitution soit une réponse à l'instabilité politique. Elle est un élément important de cette transition vers la démocratie que nous avons voulue dans ce processus révolutionnaire. Ce processus reste semé d'embûches... L'instabilité politique est nourrie par les difficultés économiques et sociales que vit la grande majorité des Tunisiens. Nous avons eu pendant près de trois ans une période très politique. Place à la résolution des vrais problèmes, ceux liés au couffin de la ménagère. Si nous y mettons la même énergie que pour la Constitution, je demeure confiante que l'instabilité politique sera contenue. -Quelle est désormais la feuille de route politique pour les mois à venir ? C'est celle posée par le Dialogue national. A savoir, l'organisation des élections dans un climat démocratique et l'assainissement de nos finances publiques. Pour cela, il faut que nos compétences se mettent au travail et assainissent certains de nos rouages administratifs... -Pensez-vous qu'avec la nouvelle Constitution, l'islamisme politique a reculé en Tunisie ? L'islam politique a échoué en Tunisie. S'il n'avait pas échoué, il n'y aurait pas eu cette très grave crise de confiance de l'été 2013 qui a poussé le gouvernement de la troïka à démissionner. Pour que cet échec soit «pérenne», il faut répondre aux attentes des Tunisiens, aux objectifs de notre révolution qui sont le pain, la liberté et la dignité... Ce qui se résume en des attentes de démocratie politique et de démocratie sociale. -Ne craignez-vous pas que cet acquis soit fragilisé en cas de nouvelle majorité dans le futur Parlement tunisien ? Le camp des civilistes (contraire d'islamistes) doit gagner les prochaines élections ou du moins faire jeu égal avec les islamistes. C'est pour cela que l'enjeu fondamental de la période à venir est la mise en place d'un processus électoral dans un vrai climat démocratique. Cela induit des mesures très fortes pour assainir l'administration et faire respecter le droit en matière de financement des partis politiques et de retour à la sécurité. Point d'élections transparentes dans ce climat de peur. La peur est l'alliée des forces obscurantistes... -La nouvelle Constitution consolide-t-elle réellement les droits de la femme ou des efforts restent encore à faire ? La nouvelle Constitution a ancré le code du statut personnel. Les principes de parité et de discrimination positive ont été acquis. C'est une consolidation fondamentale du modèle «bourguibiste» de l'indépendance. L'enjeu est de mettre en musique et en pratique ces principes, ce qui est loin d'être acquis... A titre d'exemple, le gouvernement de Mehdi Jomaa ne compte que trois femmes sur près de trente membres du gouvernement. Je demeure confiante que la société civile fera son travail, et les inerties seront rapidement levées! -Y a t-il un risque que le parti Ennahdha revienne en force au Parlement et remporte la présidentielle ? Mon objectif n'est pas qu'Ennahdha perde mais que le camp civil gagne. C'est très différent, car nous devons proposer un vrai projet à nos citoyens, autre que tromper nos concitoyens avec le Coran. Pour cela, nous devons nous unir et nous mettre au travail. Si Ennahdha a accepté de quitter le gouvernement, c'est pour aller sur le terrain et préparer les élections. Toutefois, la concurrence ne doit pas être biaisée : point de financement venant de l'étranger directement ou par le truchement des associations au service d'Ennahdha et point d'utilisation des lieux de culte à des fins politiques et enfin dissolution des ligues de protection de la révolution, véritables milices instaurant un climat de peur. En quelque sorte, si l'Etat de droit est installé, nous ferons jeu égal avec Ennahdha. -Y aura-il un pôle républicain pour faire face aux islamistes lors des prochaines échéances électorales ? Le problème est que nous en sommes depuis deux ans au stade de projet. Il faut transformer l'essai et mettre ce projet en œuvre ! Pour cela, nos leaders politiques doivent apprendre à dialoguer, à mettre leur grand ego de côté et réfléchir à un vrai contrat de coalition équilibré. Qu'ils pensent à nos enfants et aux générations futures, plutôt qu'à vouloir tous être présidents. De plus, lorsque l'on sait que les prérogatives présidentielles ont été amoindries par la nouvelle Constitution, le jeu de l'ego n'en vaut pas la chandelle. Si Ennahdha gagne, c'est aussi parce qu'ils savent malgré leurs dissensions rester disciplinés. J'ai tout de même espoir que nos leaders modernistes tireront profit de notre échec du 23 octobre 2011.