Dans la soirée du samedi 28 mai, un incendie s'est déclaré dans une des embarcations du port de plaisance. Bilan : une vingtaine de bateaux consumés par les flammes. Des vedettes et des voiliers ont mis la soirée entière pour se voir réduits en cendres et couler devant les regards effarés et impuissants de leurs propriétaires. Noyée sous un généreux soleil et balayée par une brise estivale, Alger renoue comme chaque année avec les promesses de beaux jours d'été. Et qui dit Alger en été, dit aussi la seule marina d'Algérie, Sidi Fredj. Jadis lieu de pèlerinage estival, destination phare des amoureux de la mer, il ne reste aujourd'hui de ce lieu historique et festif qu'un vague souvenir d'un vieil Alger qui donnait la juste mesure aux joies balnéaires. La presqu'île la plus célèbre d'Algérie se meurt aujourd'hui dans l'indifférence et l'abandon. Comme un voile de tristesse, la dégradation se jette sur ce haut lieu du tourisme et unique port de plaisance d'un pays qui compte 1600 kilomètres de côte. Du joyau conçu par l'architecte Fernand Pouillon, il ne subsiste que des bâtisses aux murs enlaidis par l'absence d'entretien et de prise en charge dignes d'un lieu de son histoire et de sa valeur touristique. Difficile de ne pas faire le parallèle entre ce que fut ce lieu il y a à peine deux décennies et ce qu'il est devenu aujourd'hui. On ne le franchit plus du même pas enthousiaste d'il y a quelques années pour voir de beaux bateaux amarrés au niveau du port de plaisance. On y entre aujourd'hui comme par effraction et avec un étrange sentiment d'inconfort dans cet endroit désormais livré à une petite maffia qui a prospéré durant la décennie noire et a fini par y élire domicile et marchander de tout sans être inquiétée. L'incendie, un SOS de la marina Dans la soirée du samedi 28 mai, un incendie s'est déclaré dans une des embarcations du port de plaisance. Bilan : une vingtaine de bateaux partent en flammes. Des vedettes et des voiliers ont eu la soirée entière pour se voir réduits en cendres et couler devant les regards effarés et impuissants de leurs propriétaires. L'enquête se poursuit pour déterminer les causes du départ des flammes et qui demeurent inconnues à ce jour. Un court-circuit pour certains, un fumigène pour d'autres, ou un anniversaire un peu trop festif dans l'un des bateaux, chacun y va de sa thèse, mais aucune n'est encore confirmée. La certitude est quant à elle totale sur l'absence de moyens de sécurité et d'intervention efficaces et rapides du personnel chargé de la quiétude du port. Au-delà des résultats de l'enquête et du triste sort qui a touché des embarcations qui ornaient de leur présence le port de plaisance, l'incendie a eu comme l'effet d'un SOS lancé par la marina de Sidi Fredj pour alerter sur ce qu'il est advenu de sa condition. Un cri poussé dans le silence de la nuit par ce joyau pour appeler à l'aide, un rappel qu'Alger ne doit pas tourner le dos à son histoire et ses joyaux. Une semaine après les flammes du samedi soir, nous décidons de nous y rendre et voir de près ce qu'est devenu le port de Sidi Fredj. La parure est bien là, intacte comme au temps de Pouillon : bâtiments, places, port, jetées et digue, mais l'âme n'y est plus. La fameuse carte postale de la marina algéroise renvoyant de vives et pétillantes couleurs d'un été qui rit n'est plus au rendez-vous. En lieu et place, nous retrouvons un triste décor d'une marina qui perd de jour en jour sa vocation de fenêtre maritime. Le blanc éclatant des murs de jadis a laissé place à l'érosion et à la corrosion. Les bateaux en amarrage ne renvoient pas cette ancienne image de trancheurs de vagues venant goûter au repos après de longs périples en mer. Ils semblent porter le deuil ! La tristesse se lit sur ces coques qui n'ont plus goûté au sel de la mer depuis de très longs mois. Quelques courageux visiteurs semblent résister à l'envie de décrocher avec ce décor de désolation et reviennent toucher du regard au rêve de la plaisance à Alger. Le pavé a quant à lui échappé à l'insalubrité. Un habitué des lieux nous dit qu'il a été nettoyé la veille. «Ce n'était pas arrivé depuis très longtemps», nous affirme-t-il. Hasard ou nettoyage de circonstance ? Nous vîmes en tout cas un véhicule de l'ambassade de France surgir et stationner au niveau du port. L'ambassadeur, Bernard Emié, descend du véhicule, se dirige vers le lieu de l'incendie, constate les faits, puis s'en va. Une visite bien singulière sur ce lieu où l'histoire liant l'Algérie à la France a commencé. Un groupe de touristes français arrive sur les lieux quelque temps plus tard. Composé visiblement d'anciens pieds-noirs, le groupe de visiteurs d'un âge avancé faisait remonter à la mémoire le souvenir du lieu comme il était avant. Nous hâtons nos pas pour arriver au niveau du dernier quai du port, lieu de l'incendie. Un petit bateau calciné donne le signe que le feu est passé par là. Des ouvriers s'activent pour nettoyer le quai, construire des niches et installer des poteaux électriques. Ils tentent d'effacer les traces de l'incendie du samedi soir. Ils ne sont toutefois pas arrivés à enlever les épaves des 23 bateaux couchés sous l'eau du bassin d'amarrage. Leurs cendres couvrent le bassin et on arrive même à apercevoir la coque de certains et le mât calciné d'autres. «J'ai perdu mon bébé» «Voyez, ce sont mes deux enfants ; celui-là c'est le plus grand et l'autre le petit», nous dit en montrant des débris flottants en surface et en essayant de reconnaître l'épave de son bateau un des propriétaires de bateaux incendiés dans la soirée du samedi 28 mai. L'homme est désemparé et nous lance : «Comment ose-t-on dire que c'est bien fait pour nous ! Que savent-ils de ce que j'ai dû faire pour pouvoir m'offrir ce plaisir de naviguer ? J'ai trimé et travaillé dur, j'ai préféré m'acheter un bateau au lieu d'avoir je ne sais quelle luxueuse villa…» Troublé et ému devant la perte de «ses bébés» comme il les appelle, l'homme peste : «Est-ce de ma faute si j'aime sortir en mer et fuir une terre invivable et livrée à la rapine ? Comment peut-on se réjouir de voir des bateaux couler ?» L'homme a eu vent de certains commentaires sur les réseaux sociaux associant les bateaux à des signes de richesse et de profit des représentants du pouvoir. «Mais je n'ai rien à voir avec le pouvoir moi, leurs yachts ne sont pas là à Sidi Fredj, il faut aller les chercher sur les côtes de la Méditerranée du nord», renchérit-il, en colère. Assis autour d'une table à la terrasse d'un café, un groupe de plaisanciers regardent leurs embarcations et se rappellent de cette nuit du samedi où la direction du vent a évité au port de Sidi Fredj de disparaître. «Nous sommes tristes pour ceux qui ont perdu leurs bateaux, on est bien placés pour connaître l'attachement qu'ils peuvent avoir avec ces moyens d'évasion maritime», nous disent-ils à l'unisson avant d'affirmer que la direction du vent a été favorable à la préservation de ce site. «Si le vent avait été de nord ou de nord-est, les flammes auraient touché tous les quais et les bâtiments résidentiels autour», affirment nos interlocuteurs qui sont arrivés sur les lieux le soir du drame dès qu'ils ont été alertés. «Nous sommes même arrivés avant les secours et les pompiers, nous avons tenté de sauver les bateaux, mais malheureusement le manque de moyens de secours nous a empêché d'épargner ce drame.» Le port n'est pas équipé de bouches d'incendie ni d'extincteurs, les flammes ont eu tout le loisir de dévorer les embarcations. «Imaginez la scène : alors que le feu prenait de toutes parts les embarcations du dernier quai, c'est avec des bidons d'eau qu'on essayait de l'éteindre», nous disent les témoins. Un comble ! En pleine fenêtre sur la mer, l'absence de moyens de secours en cas d'incendie est très inquiétante. Les amoureux de la mer crient au scandale. «Une dizaine de camions de la Protection civile sont arrivés, mais sans les équipements qu'il faut… Ils regardaient nos bateaux couler et n'osaient pas intervenir sous prétexte qu'ils n'avaient pas de tuyaux, ni d'eau», nous disent des témoins choqués par l'inefficacité de l'intervention des pompiers. Port ensablé et absence de bouches d'incendie «Ce n'est que vers 1h qu'ils ont pensé à acheminer un dispersant, mais c'était trop tard… Les agents de sécurité du port n'ont rien fait, ce sont les jeunes qu'on traite de voyous qui n'ont pas eu peur d'affronter le feu et tenter de l'éteindre», nous dit-on encore. Pis encore, les plaisanciers n'ont pas pu libérer leurs bateaux et les faire sortir à cause de l'ensablement au niveau du port. «Cet ensablement dure depuis deux ans, nous sommes bloqués ici et nous ne pouvons pas sortir en mer. C'est d'ailleurs à cause de cette situation d'ensablement qu'un remorqueur n'a pas pu venir apporter les secours le soir du drame. Si la passe d'entrée n'était pas envasée, des secours seraient venus d'ailleurs comme ce remorqueur qui est équipé pour éteindre l'incendie avec ses jets d'eau», affirment les plaisanciers en appelant à une opération de dragage urgente. Pour nos interlocuteurs, il y a une grave défaillance dans la gestion du port qui mène à chaque fois à des incidents et des drames. «Le port souffre de l'absence de normes et de moyens de gestion efficaces. Depuis 2010, nous n'avons cessé d'alerter sur les risques qu'un tel laisser-aller pouvait engendrer… Dans la soirée du samedi, nous avons eu la preuve de cette grave défaillance et heureusement que le vent a changé de direction, sinon on aurait déploré la destruction de toute l'infrastructure portuaire avec pas moins de 150 morts», affirment nos interlocuteurs plaisanciers. «Doit-on à chaque fois nous en remettre aux aléas de la météo et au destin pour gérer cette infrastructure et les biens de la collectivité nationale ?» se demandent-ils. Et d'ajouter : «La gestion de la marina, telle qu'elle est pratiquée à ce jour, a montré ses limites et appelle à des mesures correctives urgentes en termes de placement et de gabarit de bâtiments le long des quais, de normes de sécurité, de branchement de toutes les servitudes, les bâtiments amarrés sans moyens de propulsion, l'octroi de droits de paiement et de frais d'amarrage à des bâtiments sans renouvellement de rôle, présences de nombreuses épaves, blocage du couloir d'oxygénation du port et de circulation de l'eau de mer, rejets d'huiles…» Une marina livrée à l'abandon Tout en dénonçant l'image de «nantis» qu'on leur collent, les plaisanciers lancent un SOS pour sauver la marina de la mauvaise gestion et de la maffia. «Il y a des bateaux qui coûtent beaucoup moins cher que les voitures luxueuses qui polluent nos routes. Et même moins cher que des jet-ski qui ne sont pourtant pas assujettis à la taxe annuelle que nous sommes obligés de payer, et ce, que nos bateaux soient à l'arrêt ou non. Une taxe qui varie de 150 000 DA à 360 000 DA, sans compter le droit d'amarrage», signalent les plaisanciers en se demandant où va l'argent de cette taxe puisqu'ils n'ont en retour ni la garantie de la sécurité ni la protection de leurs biens. Et de préciser : «Quand nous sortons en mer, on sauve des vies ; par contre, leurs jet-ski font des victimes.» Autre fait dénoncé par les propriétaires de bateaux, les vols récurrents au niveau du port. «Il n'y pas de sécurité, plusieurs vols ont été signalés, mais rien n'a été fait pour nous garantir que nos bateaux sont protégés.» De plus, si le nombre officiel d'embarcations immatriculées est entre 400 et 500, c'est carrément le double qui est amarré. «Il y a un vrai trafic de places au vu et au su de tous», nous dit-on. La vente illégale de places dans le bassin se fait au grand jour. Pour 50 millions de centimes, une barque est délogée vers le «quai cimetière» et remplacée par une autre dans les quais valides ; d'autres sont amarrées en deuxième ou troisième position. «D'autres peuvent garder les bateaux chez eux et ne les ramènent qu'en été, mais ils sont tout de même immatriculés à Sidi Fredj.» Un autre type de trafic s'opère aussi à quelques mètres du poste de la gendarmerie ; des femmes vendent leurs charmes dans un café de la marina, même en plein jour. «L'opacité semble profiter à tous», nous disent des habitués du port. «C'est malheureux qu'une telle vitrine sur le tourisme soit ainsi transformée en lieu où tout trafic prospère», pestent des amoureux de la mer. La destination Algérie a été retirée du «bloc marine», ce qui veut dire que le pays est fermé aux plaisanciers du monde pour absence de conditions d'accostage. Avec 1600 kilomètres de côtes, il y a de quoi avoir honte.