Ammar Kessab, docteur en sciences de gestion, expert international en politique et management culturel analyse la situation du cinéma en Algérie. Pourquoi le cinéma en Algérie demeure-t-il le parent pauvre de la culture ? En réalité, toutes les disciplines artistiques sont en souffrance en Algérie. Mais en effet, le cinéma est particulièrement touché par le marasme généralisé. Pour comprendre la crise multidimensionnelle qui empêche l'essor du cinéma dans notre pays, il faut faire une analyse rétrospective de la façon dont ce secteur stratégique a été géré ces quinze dernières années. Il a été victime d'une gestion archaïque et centralisée, inspirée du modèle soviétique: le cinéma est «administré» et son contenu instrumentalisé par l'Etat qui, la manne financière aidant, est devenu le seul régulateur et le seul entrepreneur dans un secteur qui est par essence commercial. C'est-à-dire un secteur qui ne supporte pas la bureaucratie et la régulation à outrance. La loi n°11-03 de février 2011, relative à la cinématographie, et son lot de mesures liberticides, a été le dernier coup de grâce porté à un secteur déjà agonisant. Quels sont les errements et où le bât blesse? Pour avoir un cinéma florissant, il faut lever les goulots d'étranglement administratifs et bureaucratiques. Il faut laisser les artistes et les investisseurs créer et entreprendre librement, et entretenir entre eux des rapports non conventionnels. Or, aujourd'hui, pour réaliser un film, c'est le parcours du combattant. Encore pire si un entrepreneur veut investir dans une salle de cinéma : pour réaliser un tel projet, il lui faut une autorisation de la wilaya, valide seulement 2 ans, une autre autorisation du ministère de la Culture, valide 5 ans, puis un cahier des charges qu'il doit faire valider par ce même ministère. Il lui faudra par la suite une autorisation pour chaque film qu'il veut diffuser, etc. Entre ouvrir un supermarché ou une salle de cinéma, il est clair qu'un investisseur choisira la première option, car administrativement plus facile à concrétiser, et de surcroît plus rentable. Faut-il une décision politique pour un «décollage» filmique ? A ce stade de pourrissement de la situation, même cent décisions politiques ne suffiront pas. Il faut tout simplement que l'Etat lève sa main sur le secteur du cinéma. Il doit se contenter de réguler les aspects élémentaires propres à tout secteur d'activité économique, et de subventionner le cinéma algérien en toute transparence. Mais je ne crois qu'il y a une volonté politique allant dans ce sens. Le cinéma a toujours été un instrument fort aux mains du régime, qu'il n'est près de lâcher. Il lui sert à contrôler les masses et à orienter les opinions. A titre d'exemple, jusqu'en 2011, les films qui traitaient de la décennie noire en Algérie se comptaient sur les doigts de la main. Or, depuis les révolutions arabes, le nombre de ce type de films, financés à coup de milliards, s'est multiplié. L'instrumentalisation du cinéma est flagrante. Faut-il un seul interlocuteur ou plusieurs en matière de cinéma ? Le cinéma est un secteur qui ne connaît pas de limites quant à sa taille et à sa croissance. Bien géré, il peut générer des revenus astronomiques pour les pays et peut employer des dizaines de milliers de personnes. Au Nigeria, par exemple, les revenus issus de l'industrie cinématographique étaient de 3 milliards de dollars en 2015. De ce fait, il est clair qu'il faut plusieurs interlocuteurs pour travailler dans un secteur doté d'un potentiel aussi important. Il y a de la place pour tout le monde. Et seuls les régimes autoritaires positionnent l'administration comme l'unique interlocuteur dans le secteur cinématographique, à des fins de contrôle. Les budgets de tournage de films sont-ils équitablement alloués ? En 2015, le budget consacré au secteur du cinéma en Algérie a atteint environ 2,2 milliards de dinars, soit environ 20 millions de dollars. Ce montant ne prend pas en compte les montants injectés dans le secteur, dans le cadre de ‘‘Constantine capitale de la culture arabe''. Ces 20 millions de dollars représentent à eux seuls le double du budget global de la culture d'un pays comme la Côte d'Ivoire. Et pourtant l'Algérie demeure sans poids en matière de cinéma au niveau régional. Une bonne partie de cet argent finance le tournage des films. Or, à ce jour, nous avons peu d'informations sur les films financés. Par ailleurs, on ne connaît pas les noms des membres des comités de sélection des films, le nombre de projets financés, les critères de sélection, les montants alloués, etc. Le financement du cinéma en Algérie reste donc complètement opaque. Je profite de cette occasion pour rappeler à l'ordre l'actuel ministère de la Culture concernant l'affaire du film sur l'Emir Abdel Kader, qui a coûté 18 millions de dollars, et dont 13 millions de dollars se sont évaporés sans le moindre tournage après que le producteur américain du film a disparu. Dans ses propos, le ministre semble vouloir tourner la page de ce scandale. Or, il n'a pas le droit de balayer d'un revers de main un scandale éclatant, car l'argent volé appartient au citoyens Algériens, et non pas au ministère. La justice doit intervenir, sans tarder dans ce dossier. Combien coûte un festival de cinéma en Algérie ? Les commissaires des festivals cinématographiques refusent de communiquer sur les budgets. Ils doivent donc avoir quelque chose à se reprocher. Dernièrement, c'est le commissaire du Festival du film arabe d'Oran qui a refusé de donner le budget du festival. C'est très grave ! J'estime pour ma part à environ 1 million de dollars le budget d'un festival de cinéma moyen en Algérie. Une somme considérable. Ce qu'il faut signaler, c'est que les citoyens ne profitent pas de ces festivals, qui ne concernent qu'une petite nomenklatura, des officiels et quelques journalistes transportés par bus depuis Alger quand le festival est organisé en dehors de la capitale. Il faut tout revoir. Existe-t-il des retombées économiques (achat, coproduction, distribution de films...)concernant ces festivals ? Jusqu'à preuve du contraire, aucune retombée économique n'est générée par les festivals du cinéma en Algérie. La principale source des retombées économiques sur le territoire d'implantation d'un festival est le public, or, il n'y a pas de public pour ces festivals. Par ailleurs, pour avoir des retombées économiques, il faut une stratégie globale et une stratégie de médiation culturelle. Les festivals cinématographique en Algérie relèvent du bricolage, du spontané et de l'amateurisme. D'ailleurs, beaucoup vont disparaître après la baisse du budget consacré à la culture de 63% en 2016 par rapport à 2015, car ils ne sont pas soutenables financièrement. Les salles de cinéma demeurent «sombres» et fermées… Et elles le demeureront même si le secteur se portera mieux demain. Ce qu'il faut comprendre, c'est que les salles de cinéma «classiques» n'ont pas de public en Algérie. Le public algérien a perdu l'habitude d'aller au cinéma, il préfère regarder les films chez lui. Le matériel Hi-Tech lui est désormais accessible, et il peut regarder les films qu'il veut, quand il veut, avec une bonne qualité d'image et de son. A mon avis, il faut penser à de nouveaux modes de diffusion cinématographique, comme par exemple les petites salles «Art et Essai» pour promouvoir le cinéma indépendant. Rénover les salles de cinéma héritées de la colonisation ne tirera pas le secteur vers le haut. L'industrie cinématographique n'est plus synonyme de nombre d'entrées, mais de revenus issus de modes de diffusion innovants (Blu-Ray, DVD, Netflix, exportation…). Il faut savoir que sous l'impulsion de ces nouveaux modes de diffusion, la fréquentation des salles de cinéma baisse de manière drastique dans la plupart des pays industrialisés. Ce n'est pas en Algérie que ça va marcher. Quel serait la mesure d'urgence ? A court terme, abroger la loi n°11-03 relative à la cinématographie, rendre transparente l'utilisation de l'argent public destiné à subventionner le secteur cinématographique, et abandonner l'idée de restaurer les salles de cinéma en Algérie. A moyen terme, créer des masters spécialisés dans les universités algériennes dans le domaine des métiers du cinéma, de la médiation culturelle et de la gestion culturelle. L'ancienne génération doit laisser la place à la nouvelle, qui est plus dynamique et plus au courant des enjeux numériques. Et l'impact de la crise… Il sera sans merci sur le cinéma officiel. Mais une aubaine pour le cinéma indépendant sur lequel je mise tout…