Avec la dernière œuvre d'Aziz Chouaki adaptée sur scène, Esperanza, on est transporté avec un mal de mer garanti sur une embarcation précaire à bord de laquelle ont pris place des harraga. Un vrai délire les agite et le spectateur est pris de vertige. Doit-il admirer le courage des exilés qui affrontent la mort ou les plaindre ? C'est surtout parce que le style d'Aziz Chouaki reste d'un bout à l'autre poétique, humoristique, voire même surréaliste. L'auteur est flegmatique dans la description de cette folie qui pousse à fuir en dépit du danger. Instables dans un bateau dont nul ne sait s'il arrivera à bon port, ils tentent leur chance au gré de la Méditerranée, lieu d'odyssées improbables des êtres humains depuis la nuit des temps. Si l'épopée d'Homère, qui raconte le sort d'Ulysse, est largement légendaire, pourquoi ne pas inventer un périple tout aussi impossible ? L'écriture permet à Chouaki toute entorse au réalisme et on y croit. Après tout, dans le drame qui se joue sur les flots bouleversés du monde moderne, peu importe l'imaginaire puisque ce qui pousse au départ est fortement ancré dans l'idée d'un nouvel être à construire ailleurs. Pour cela, il faut d'abord franchir l'épreuve initiatique. Avec sa langue truculente, Chouaki nous trempe résolument dans le vécu de huit personnes attachantes. On ne perd dès lors rien de ce qui les perturbe dans la vie qu'ils lâchent, aux portes de la mort qui les attend. Pour le metteur en scène Hovnatan Avédikian, «au-delà du style que je trouve magistral, Chouaki est quelqu'un qui ne donne pas de morale. Pas de leçon à personne. C'est un célinien Aziz, dans la ligne de Louis-Ferdinand Céline : il accuse le monde entier et lui-même et cela avec beaucoup d'humour. Je comprends que cela puisse dérouter. Sa vision ne s'inscrit dans aucun militantisme et elle est non encartée politiquement. C'est une intimité qu'il met sur papier. Aziz Chouaki est un homme d'esprit. Il a deux générations d'avance. Il faut le lire et le relire, le monter et le remonter». Aziz Chouaki transcende toutes les frontières. Il se fait comprendre de quiconque, même s'il part d'éléments de vécu relatifs à l'Algérie, avec des mots et des sensations qui proviennent de ce terroir d'origine. Hovnatan Avédikian confie à El Watan avoir «un peu déplacé l'ambiance, vers chez moi ! Je suis d'origine arménienne. Les musiques que j'utilise qui sont grecques, africaines et parfois aussi de Sœur Marie Kairouz qui est une chrétienne du Liban. Les gens ne comprennent pas le fond exact de ce que Chouaki a écrit. Il part de la décennie noire qu'a vécue l'Algérie. Les gens ne sont pas facilement enclins à saisir cela. J'utilise son écriture pour élargir le propos qui pour moi me semble universel». Aziz Chouaki renvoie le monde à ses turpitudes et à ses blocages, notamment lorsqu'il crée, en pleine mer des naufragés, la république des harraga et sa constitution. C'est un pied de nez compréhensible par tous les galériens terrestres auxquels on fait miroiter une prétendue organisation démocratique de la société. Transplanté dans la houle, le public le comprend instantanément. Pour le metteur en scène, «lorsque le passeur à bord de l'embarcation dit ‘‘ici, c'est la démocratie'', faisant peur à tout le monde en appuyant sur ‘‘cratie'', on a tout de suite en tête ‘‘République démocratique de cela ou de ceci''... Les hommes politiques nous font croire ce qu'ils veulent, mais la réalité sur le terrain parle d'elle-même. Moi j'habite à Paris, quand je rentre chez moi, j'enjambe les corps dans les rues, les gens dorment dehors, affamés. Quand j'étais petit, il n'y avait pas ça. Je ne dis pas que les choses empirent. Je me dis seulement qu'on ne peut pas se voiler la face sur une misère manifeste. Mais Aziz, ce n'est pas un homme qui milite, juste il dénonce cela». Avec cependant un message assez clairvoyant, même s'il est teinté d'un certain pessimisme : «S'il y a des hommes politiques qu'on nomme responsables, c'est à nous de les responsabiliser.» Et à Hovnatan Avédikian de conclure : «L'humour d'Aziz fait passer beaucoup de choses.»