De Mostefa Lacheraf, aujourd'hui disparu, on sait d'abord qu'il fit partie de la délégation des dirigeants de la Révolution, composée notamment d'Ahmed Ben Bella, de Hocine Aït Ahmed, de Mohamed Boudiaf et de Mohamed Khider, dont l'avion fut arraisonné par l'armée coloniale en octobre 1956. L'opinion connaît aussi son célèbre classique : L'Algérie, nation et société. Cet ouvrage est en fait un recueil des articles que l'ancien militant du PPA avait publié dans différentes revues de qualité, notamment Les temps modernes et Esprit. L'Algérie, nation et société, dont la première parution remonte à 1965, a été saluée par la classe intellectuelle de l'époque comme un événement. D'une lucidité remarquable, l'ouvrage portait sur des thèmes cruciaux. Mais si l'homme a beaucoup écrit, intervenant surtout sur les débats culturels et rédigeant aux côtés, entre autres, de Rédha Malek, les textes idéologiques comme le programme Tripoli ou plus tard la Charte nationale de 1976, il n'aura presque rien édité comme livres. Mostefa Lacheraf devra en effet attendre jusqu'au début des années 1990 pour sortir de nouveaux ouvrages. Pourtant, l'homme, né en 1917 à El Karma, est une voix qui compte dans le champ intellectuel algérien. De sa polémique sur le roman de Mouloud Mammeri La Colline oubliée qu'il avait qualifié à sa sortie dans les colonnes du Jeune Musulman de « colline du reniement » à ses positions sur le problème de l'arabisation, il a été toujours là. La preuve : c'est à la suite d'une polémique sur l'école algérienne et, surtout, de l'opposition des tenants de l'arabisation au sein du tout puissant parti unique (FLN) à son programme éducatif qui favorisait l'enseignement de la langue française qu'il dut démissionner de son poste de ministre de l'Education en 1977. L'histoire raconte que les oppositions étaient tellement fortes que même Boumediène n'a pas pu faire grand-chose pour lui. Critique, à la fois visionnaire et solitaire, d'une « arabisation » forcenée de l'enseignement, Mostefa Lacheraf se verra ainsi éloigné du pays par les tenants du système de l'époque en se faisant nommer ambassadeur en Amérique latine. Cela ne l'empêchera pas néanmoins d'intervenir dans le débat national. De son lointain poste d'ambassadeur au Mexique, il n'avait pas hésité à apporter en 1981 sa contribution au débat sur la culture alors ouvert sous la présidence de Chadli Bendjedid. Dans un court essai qui réunit huit de ses études parues dans la presse nationale tout au long des années 1990, il réfute aussi de manière implacable l'intégrisme. Un phénomène qu'il assimile sans hésiter à un « loup ». Un loup qu'on introduit dans la bergerie. Auteur d'un bilan sans concession sur la décennie 1980 qualifiée tour à tour « de gigantesque trou noir » et dressant son inventaire de cauchemar, celui qui n'hésita pas avec le retour de Boudiaf à intégrer le Conseil consultatif en chantre de l'algérianité pervertie et reniée n'arrêtera pas de démonter la supercherie de l'intégrisme. Dans Les ruptures et l'oubli : Essai d'interprétation des idéologies tardives de régression en Algérie, édité par Casbah Editions, il récidive en dénonçant avec force « l'indigence culturelle de ceux qui ont œuvré à introduire et à développer une idéologie négatrice de la personnalité algérienne ». Mostefa Lacheraf a touché ainsi du doigt une situation qui n'a cessé de miner tout un pays depuis les années 1980, mais surtout l'après-1988 où, dira-t-il, l'Algérie, « brisée dans son élan productif et ses capacités créatrices, est devenue à perte de vue et dans tous les secteurs de l'activité humaine, un pays rudimentaire d'éternels apprentis ». L'ouvrage, divisé en huit parties, renvoie le lecteur à des escales importantes de l'histoire de l'Algérie indépendante « balayée par tous les vents de mauvaises passions » jusqu'à conduire son peuple au désespoir, au gouffre. Mais optimiste qu'il était, Mostefa Lacheraf s'était montré également persuadé de la capacité de ce même peuple à surmonter les épreuves.