Des adolescentes en tenues traditionnelles chatoyantes et des vieilles femmes d'un pas nonchalant se dirigent vers l'école primaire. La nuit sera belle et longue. Ce qui frappe le visiteur qui arrive dans ce village de près de 4.500 habitants, en bordure de la forêt de l'Akfadou à cheval entre les wilayas de Tizi-Ouzou et Bejaïa, c'est d'abord la propreté des lieux. « On se croirait en Suisse », plaisante un ami. Le contraste est frappant avec les chemins qui mènent vers Azazga, distante de 25 Kms, ou Bouezguène plus proche et par laquelle on rejoint l'historique Ifri de l'autre côté de la montagne. Ici, les ruelles sont bien entretenues, des placettes qu'on n'a pas envie de quitter jouxtent des ruelles et djemmaa (places publiques) décorées de motifs traditionnels ou de portraits d'hommes de culture. Ailleurs, les détritus s'amoncellent, amochent le paysage verdoyant et les sachets noirs volètent au gré des souffles de vent comme de sinistres corbeaux. Une véritable fourmilière « C'est le fruit de l'organisation qui date depuis une trentaine d'années », nous explique Mourad. Ici on ne se sent pas à la merci des humeurs et des négligences de lointains bureaucrates. « Nous avons un comité de village composé notamment de jeunes universitaires qui jouent en quelque sorte le rôle de chef d'orchestre », ajoute notre interlocuteur. Cinq associations dont Alma vert constituée en 2004 et dirigée par une femme, gravitent autour de celui-ci pour garantir un cadre agréable aux habitants. Il y a déjà des années, depuis le 2 septembre 1998, que l'eau coule H 24 dans les foyers sans que personne ne paye de facture et l'ADE n'existe pas. On s'acquitte d'une modeste contribution qui servira à payer six personnes affectées à des travaux d'utilité publique. Le village a établi une paye de 21.000 DA par mois pour ces travailleurs chargés de divers travaux. Certains d'entre eux touchent aussi une aide de l'APC au titre des aides sociales. En été, chaque personne (même un nouveau-né) a droit à 80 litres d'eau pour sa consommation et si cette quantité est dépassée, le contrevenant doit payer 0, 50 DA par litre supplémentaire. Cette organisation, digne d'une vraie fourmilière où les missions de chacun sont définies, ne se limite pas à la gestion de l'eau, dont le captage des sources et le transfert par canalisation ont coûté aux habitants 2,4 milliards de centimes. Elle a permis de régler définitivement le problème de la gestion des ordures ménagères, souci dans beaucoup de villages en Kabylie où la consommation des ménages a explosé, et les décharges demeurent souvent inexistantes. Le village a acquis un tracteur. Hormis les samedis, un homme procède à bord de l'engin au ramassage des ordures dans tous les quartiers reliés par des routes goudronnées. Elles sont entreposées dans des poubelles vertes destinées les unes au papier et les autres au verre. Le tri sélectif n'est pas affaire de spécialistes velléitaires vantant ses mérites théoriques, mais une réalité quotidienne. Madjid, un journalier avenant et fier de ces réalisations et du prix de la propreté remporté l'an dernier lors d'un concours organisé par l'APW de Tizi-Ouzou, évoque aussi le centre de tri situé en dehors du village, dans la forêt de chêne zen qui enserre Iguersaféne. « Nous procédons, après le tri, à la répartition de ces déchets puis à leur vente à des entreprises pour un recyclage. Ne pas s'arrêter en si bon chemin Iguersafène est aussi fier de son histoire. « On ne manque jamais de célébrer le 1er novembre et le 5 juillet », confie un membre de l'association culturelle. Un musée, contenant notamment les photos de martyrs et des documents écrits ou audiovisuels préservant la mémoire locale, a été bâti par les villageois. Il jouxte le cimetière des martyrs sur lequel flotte l'emblème national et une aire de jeux pour enfants dont le coût a été financé sur fonds propres par le comité qui règle aussi à l'amiable des centaines de différends, sans que la justice n'intervienne dans leur règlement. Une inscription sur le socle de la statue d'un martyr qui trône au milieu d'un jardinet, à deux pas de la mosquée, rappelle que le village a été évacué le 4 décembre 1957 avant d'être rasé, et les habitants réunis dans l'enceinte de l'école coloniale faillirent être brûlés vifs. Le village n'a été reconstruit qu'en 1969 avec l'aide d'une mission danoise. On rend hommage à 99 martyrs, mais ils seraient en réalité plus nombreux. D'autres chahids, souvent à la fleur de l'âge, sont morts et enterrés ailleurs. Sur un mur, une fresque peinte par le grand plasticien, Denis Martinez, rappelle ce tribut payé à la liberté. Elle est au coin d'un terre-plein aménagé en square ombragé par un figuier et un micocoulier. On peut se reposer et papoter, admirer le jet lumineux d'une fontaine, aller chercher un café juste à côté et revenir se reposer sur des bancs en bois de chêne. Les habitants ne comptent pas s'arrêter en si bon chemin. Certes l'APC d'Idjeur, dont dépend Iguersaféne, a construit un foyer de jeunes et les pouvoirs publics ont raccordé depuis deux ans le village au réseau du gaz. Ils demeurent pourtant sollicités. La construction en cours d'un immeuble de trois étages, qui sera le siège des associations, du cyber café géré par le comité de village et une salle des fêtes, a besoin d'un apport en fonds publics. Concerts à la belle étoile C'est ce village noyé de verdure, comme s'il justifie amplement son nom de « champ des rivières » (ou entre deux rivières ?), qui vient de vivre une semaine de folie du 24 au 31 Juillet. Les animateurs du Festival Racont'art financé surtout par une contribution de l'APW de Tizi-Ouzou (80 millions de centimes) et d'autres apports, y ont déposé leurs valises d'itinérants. Spectacles de rue, de concerts, de débats et de rencontres entre personnes venues de beaucoup de régions du pays (Aurès, Oran, Ouargla, Alger, Blida...) et de l'étranger, surtout de France et de Tunisie. Des centaines de personnes ont convergé vers ces lieux où la convivialité prit tout son sens même si « la trop belle organisation a quelque peu été un grain de sable pour un festival que nous voulions d'abord par et pour les gens sans trop de contrainte et de formalisme », reconnaît un membre de la ligue des activités cinématographiques et dramatiques qui organise l'événement. « Nous devions aller du coté d'Annecy, mais je ne pouvais rater sous aucun prétexte, un tel événement qui nous a beaucoup apporté », reconnaît un infirmier en soins à domicile établi à Marseille. Marié à une fille du village, il demeure très attaché à son village, au point « d'appeler chaque jour les siens ». Comme lui, les émigrés qui vivent surtout à Paris et Marseille et depuis quelques années en Amérique du Nord, assurent en quelque sorte la logistique du village. Chaque travailleur s'acquitte de 60 euros par an. Beaucoup de femmes et de jeunes émigrés étaient d'ailleurs massés au milieu de l'immense foule qui a assisté à l'école primaire à la prestation de deux grands chanteurs. En premier, Akli D. a électrisé la foule qui a repris dans l'euphorie ses tubes « A tamurt », « Anfas ilarvi », des chansons sur les douleurs de l'exil, toutes parfumées de nostalgie. Des jeunes, des femmes d'âge vénérable en belles tenues traditionnelles et revêtues de bijoux d'argent pour la circonstance en cette nuit de vendredi ont dansé et exulté. Nul écart n'a été relevé par les organisateurs qui ont su organiser le séjour du demi-millier d'invités pris en charge par les habitants. Akli D. par ses improvisations musicales et vocales a été l'homme de la soirée. Qui a dit qu'Iguerseféne n'était pas différent ? Les affiches du festival ornent les murs de la mosquée dont une aile a servi de quartier général aux organisateurs. De la maison de Dieu, occupée par de paisibles croyants, n'émane pas des propos de haine et personne n'est livré à la vindicte. Il était déjà 3 h 30 du matin quand une coupure de courant momentanée vint écourter la prestation digne de sa réputation de Cheikh Sidi Bemol. Elle fut tardive, mais beaucoup de femmes et d'hommes ont tenu à rester pour apprécier ses chansons en arabe et en kabyle. Dans la foule, un peu à l'écart un jeune de douze ans est toujours penché sur un livre de contes africain. Le conteur franco-congolais est formel. « Depuis la nuit de contes, qui a attiré beaucoup de personnes, il n'a pas cessé de lire ». A quelques pas de lui, le vendeur de thé de Ouargla servait son breuvage, un œil sur la scène et un autre sur les danseurs qui, aux quatre coins de la cour de l'école, s'en donnaient à cœur joie.