Il a belle allure, au début des années soixante, le domaine Bianchi, un peu à l'écart de San Giulio, un gros bourg du Piémont, en Italie du Nord. C'est une vaste exploitation de quatre-vingt hectares de blé et de maïs, la plus importante de la commune. Elle est un peu austère, peut-être, avec ses hauts murs de clôture et sa ferme principale aux fenêtres rares et étroites, qui lui donnent l'air d'un château fort. Mais Aurelio et Erminia Bianchi ne sont pas peu fiers de leur domaine. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il ne s'agit pas d'un bien familial. Ils sont de modeste origine ; l'un et l'autre sont issus de petits paysans. A force de travail, pour ne pas dire d'acharnement, et en empruntant à la limite du raisonnable, ils ont pu acheter en 1957 cette exploitation où, depuis, ils travaillent plus encore pour rembourser leurs dettes. Le travail, c'est tout l'univers des Bianchi, le travail et leurs enfants. Ils sont deux, un garçon et une fille. Graziella, l'aînée, a vu le jour en 1956 et Ercole, le cadet, l'a suivie quatre ans après, en 1960... Un jour, Ercole reprendra la propriété et Graziella, avec la dot qu'elle sera en mesure d'avoir, pourra épouser un riche fermier des environs. Tel est l'avenir qu'ont tracé pour eux leurs parents... C'est dans cette atmosphère sérieuse, austère que les années succèdent aux années. Il n'y a guère de distractions dans le domaine Bianchi. Les sorties au village sont rares, en dehors du mercredi, jour du marché, et celles à Milan, la grande ville pourtant pas si lointaine, font figure d'expéditions. Chez les Bianchi, on vit pratiquement en circuit fermé et personne ne semble s'en plaindre, à commencer par Graziella et Ercole. Ils vont à l'école, parce qu'il le faut bien, mais ils ne s'attarderont pas à de longues études. Oui, Aurelio et Erminia Bianchi sont fiers d'eux-mêmes... Ils sont, à leurs yeux, l'image de la réussite et d'une bonne éducation. La production de blé et de maïs augmente régulièrement ; ils embauchent du personnel. Leurs enfants sont obéissants et sans problème. Si on leur disait que le drame est tout proche et qu'il est en partie de leur faute, ils ne comprendraient pas. «Quel drame ?» demanderaient-ils sans doute.» Quel drame ?... Le plus ancien et le plus terrible de tous, aussi barbare que les temps sauvages, aussi implacable que la fatalité et qui, pourtant, n'est fait que d'amour. En cette année 1973, le calme et l'harmonie règnent en apparence au domaine Bianchi. En apparence seulement, car il y a bien des choses qui demeurent cachées. L'état d'esprit du jeune Ercole, par exemple. Jamais il n'aurait osé le dire à ses parents, mais il n'aime ni la campagne ni le travail des champs et l'idée de reprendre un jour la ferme ne suscite chez lui aucun enthousiasme. Contrairement à ce que pensent également ses parents, il ne se déplaît pas à l'école. Il s'est découvert un penchant pour la lecture et la musique. Il adore les romans d'aventures, la poésie, il est doué en solfège, il a une jolie voix. Mais quelle musique peut-on écouter à la ferme où il n'y a en tout et pour tout qu'un vieux poste de radio crachotant ? Quant à la lecture, en fait de bibliothèque, on ne peut trouver que l'annuaire des postes. Ercole, enfant rêveur et sensible ; se sent dans l'exploitation agricole comme dans une prison et il aurait depuis longtemps trouvé la situation insupportable s'il n'y avait Graziella... Sa sœur aînée est tout pour lui : sa confidente, son univers. Ils ont toujours été très proches l'un de l'autre. Ils aiment faire de grandes promenades dans les environs, dans la forêt ou au bord de la rivière, leurs seules escapades hors du domaine familial. Ils parlent de mille choses ou alors ne disent rien, parce qu'être ensemble leur suffit. Leurs parents, tout à leur travail et à leurs projets d'avenir, ne pressentent rien. (A suivre...)