C'est un vieil ami, Mekki, octogénaire, qui nous rapporte, lors d'une rencontre, sa principale préoccupation de l'heure qu'il désigne par l'apartheid de l'âge. Pour lui, vieillir, c'est «chiant». J'aurais pu dire : vieillir, c'est désolant, c'est insupportable, c'est douloureux, c'est horrible, c'est déprimant, c'est mortel. Mais j'ai préféré «chiant» parce que c'est un adjectif vigoureux qui ne fait pas triste. Vieillir, c'est chiant parce qu'on ne sait pas quand ça a commencé et l'on sait encore moins quand ça finira. Non, ce n'est pas vrai qu'on vieillit dès notre naissance. On a été longtemps si frais, si jeune, si appétissant. On était bien dans sa peau. On se sentait conquérant, invulnérable. La vie devant soi. Même à cinquante ans, c'était encore très bien. Même à soixante. Si, si, je vous assure, j'étais encore plein de muscles, de projets, de désirs, de flamme. Je le suis toujours, mais voilà, entre-temps j'ai vu dans le regard des jeunes, des hommes et des femmes dans la force de l'âge qu'ils ne me considéraient plus comme un des leurs, même apparenté, même à la marge. J'ai lu dans leurs yeux qu'ils n'auraient plus jamais d'indulgence à mon égard. Qu'ils seraient polis, déférents, louangeurs, mais impitoyables. Sans m'en rendre compte, j'étais entré dans l'apartheid de l'âge. Ils croyaient probablement me faire plaisir en décapuchonnant leur stylo plein de respect ? Un jour, dans le métro, c'était la première fois que je le prenais, une jeune fille s'est levée pour me céder sa place. J'ai failli la gifler. Puis la priant de se rasseoir, je lui ai demandé si je faisais vraiment vieux, si je lui étais apparu fatigué. «Non, non, pas du tout, a-t-elle répondu, embarrassée. J'ai pensé que...». Parce que j'ai les cheveux blancs ? Non, c'est pas ça, je vous ai vu debout et comme vous êtes plus âgé que moi, ça été un réflexe, je me suis levée... Je parais beaucoup, beaucoup plus âgé que vous ? Non, oui, enfin un peu, mais ce n'est pas une question d'âge... Une question de quoi, alors ? Je ne sais pas, une question de politesse, enfin je crois...» J'ai arrêté de la taquiner, je l'ai remerciée de son geste généreux et l'ai accompagnée à la station où elle descendait pour lui offrir un thé. Lutter contre le vieillissement c'est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien. Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l'amour, ni au rêve. Rêver, c'est se souvenir tant qu'à faire, des heures exquises. C'est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent. C'est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l'utopie. La musique est un puissant excitant du rêve. La musique est une drogue douce. J'aimerais mourir, rêveur, dans un fauteuil en écoutant «El Barah kane fi oômri aâchrine» de feu El-Hachemi Guerouabi. Nous ignorons à combien se monte encore notre capital. En années ? En mois ? En jours ?... Non, il ne faut pas considérer le temps qui nous reste comme un capital. Mais comme un usufruit dont, tant que nous en sommes capables, il faut jouir sans modération. Après nous, le déluge ?...Non. Sacré Aâmi Mekki. Enfin, de quoi je me mêle ? Khelli l'bir beghtah.