Tizi Ouzou. Il est 20h55. Si la gent masculine a déjà occupé les rues et surtout les cafés maures, les femmes sont encore à la maison, en train de débarrasser les tables du f'tour ou de laver la vaisselle. Comment pouvait-il en être autrement. Les mâles sortent vite prendre le café qu'ils n'ont pu prendre le matin pour cause de Ramadhan. Les cafetiers, comme à chaque mois de carême, profitent pour squatter les trottoirs de la ville en raison de l'exiguïté de leurs locaux et de la grande affluence des clients à ce moment de la soirée. Les gens ont à peine le temps de siroter leur café que l'heure d'aller à la mosquée arrive avec son lot de femmes voilées et d'hommes qui convergent vers les mosquées de la ville. Une convergence qui intervient au même moment que le début des grands embouteillages que connaissent les rues de la ville. 21h30. La circulation automobile prend de l'ampleur. Piétonne aussi. Des milliers de femmes, enfants et personnes âgées prennent les trottoirs de la ville d'assaut. La cuisine c'est fini, la vaisselle c'est fini. Maintenant, place à la détente, même si elle reste relative, Tizi Ouzou ne disposant pas de lieux où les gens (femmes et enfants particulièrement) pourraient éventuellement se détendre. Comme s'il y avait un accord tacite de «non-agression visuelle» entre les barbus et les femmes. Ces dernières commencent à sortir au moment où les premiers sont déjà dans les mosquées de la ville. «Cachez-nous ces barbes qu'on ne saurait voir», semblent dire les femmes. «Cachez-nous ces moutabaridjat qu'on ne saurait voir», semblent dire de leur côté les adeptes du qamis et de la barbe. Après quelques minutes de marche, un détail attire l'attention. Les groupes de gens qui circulent sur les trottoirs semblent converger vers la même direction. Les familles qui arpentent la mythique grand-rue ou les rues parallèles donnent l'impression de se balader, mais en réalité elles ont déjà un objectif à atteindre. Et l'on n'a pas besoin de beaucoup de temps pour connaître le lieu qui fait courir les familles de Tizi Ouzou et même celles de localités périphériques. «La placette de l'Olivier» est cette nouvelle attraction pour les familles de la ville des genêts. Un tour vers l'endroit s'impose donc. Pour cela, il faut traverser le rond-point de l'ancienne mairie, le siège de la mairie et l'hôtel Belloua. Et plus on avance, plus la concentration humaine augmente. Encouragée par un éclairage performant tout au long du boulevard qui mène vers l'ancienne gare routière. Sur le chemin, une concentration de jeunes est visible. Un homme, la soixantaine environ, assis à même le trottoir et adossé au mur, joue de la gheïta. Une assiette en aluminium par terre, l'homme préfère offrir un petit moment de joie en contrepartie de quelques pièces de monnaie que de tendre la main. La marche se poursuit vers la fameuse placette. Et le nombre de marcheuses et marcheurs augmente de plus en plus sur les trottoirs, des deux côtés de la rue. On se croirait dans une manifestation. Sur place, on découvre une placette quelconque. Un grand espace d'environ cent mètres sur dix, modestement aménagé avec quelques bancs. Au milieu, un petit endroit laissé en terre et où un olivier a été planté. D'où l'appellation de «Placette de l'Olivier». Il est dans un état peu reluisant. Devant, une petite plaque couleur argent en forme de livre posé sur un appui. Le tout forme une sorte de petit pupitre sur lequel est imprimé un extrait d'une œuvre de Mouloud Mammeri, évoquant l'olivier dans des mots que seuls Mammeri et ses semblables savent trouver. Un monde fou se trouve sur les lieux. Des femmes, des personnes âgées, des enfants, des jeunes hommes, assis ou debout, semblent passer un agréable moment, grâce notamment à la fraîcheur de l'extérieur que les familles ne trouvent pas chez elles. Les quelques bancs installés ne sont évidemment pas suffisants. Alors ces visiteurs d'un soir se débrouillent pour s'asseoir là où ils peuvent. Y compris sur les bordures de la placette qui donnent vers la chaussée. Les jeunes sont nombreux à faire le déplacement vers ce lieu où la présence féminine est importante. Les éléments des services de sécurité patrouillent à pied pour empêcher éventuellement les vols et les bagarres. Des deux côtés de la placette, une circulation automobile très dense provoque un embouteillage monstre qui ne plait pas toujours à certains automobilistes et aux accompagnateurs des femmes sur place. Certains conducteurs font effectivement des allers-retours dans le but de draguer les jeunes femmes sorties en soirée. Une situation prévisible quand on sait que les femmes ne sortent habituellement jamais le soir pour des balades, le mois de Ramadhan étant une exception dans cette contrée conservatrice, quoi qu'on dise. Un point noir est cependant à signaler sur cette placette qui a surpris par son succès inattendu ; une inondation provoque des désagréments aux présents. Elle n'est pas due à une fuite quelconque ou à un dysfonctionnement, mais à un robinet versant de l'eau avec une très forte pression. Une grande partie de la placette est constamment gorgée d'eau, regrette-on. A quelques pas de là, une buvette, qui a survécu à la délocalisation de la gare routière, fait désormais les affaires de son propriétaire. C'était une gargote qui fonctionnait aux côtés de plusieurs autres, mais depuis le transfert de la gare routière vers Bouhinoun, elles ont toutes baissé rideau faute de clients. Le seul gargotier qui a tenu le coup profite aujourd'hui à fond de l'affluence vers cette placette. Et la recette est très simple. La tolérance (en vigueur durant le mois de Ramadhan) des services de l'Etat et de sécurité lui a permis d'occuper un large espace de la chaussée avec des tables et des chaises. Un endroit qui ne gène évidemment pas la circulation automobile, mais qui est bondé de monde, au grand bonheur du propriétaire qui s'est retrouvé contraint de recruter quelques employés alors qu'il sentait la fin de son commerce proche. A plusieurs endroits de la placette, d'autres jeunes profitent également du succès du lieu. Des jeunes étalant des produits qui marchent. Des jouets pour les enfants, dont des ballons de toute forme, des fruits secs et de la confiserie de toute sorte sont proposés aux centaines, voire des milliers de familles qui viennent sur la placette se détendre un tant soit peu. Un endroit ordinaire qui connait un rush extraordinaire. Si celle situation parait paradoxale, elle a tout de même une explication. La ville de Tizi Ouzou n'a pas de lieux pour la détente, notamment au profit des femmes et des familles. Donc, ce n'est point surprenant qu'une placette quelconque soit une attraction pour la population locale. M. B.