La Commission européenne a infligé récemment un camouflet au couple franco-allemand en rejetant au nom de la concurrence le projet de fusion entre Alstom et Siemens, censé créer un champion européen du ferroviaire. Paris et Berlin ont regretté une décision qualifiée de "mauvais choix pour l'Europe et l'industrie européenne" et de "faute politique" par le ministre français de l'Economie et des Finances, Bruno Le Maire, de "mauvaise décision prise sur de mauvais fondements" par le Premier ministre, Edouard Philippe. Les deux capitales ont confirmé dans la foulée leur volonté de demander un changement des règles européennes de la concurrence pour éviter la répétition de cet échec. Bruno Le Maire a ainsi dit souhaiter que la concurrence soit désormais analysée sur le marché mondial tout entier, et pas seulement en Europe, et il a plaidé pour que le Conseil européen se prononce sur les décisions européennes en la matière. "Nous ferons des propositions aussi sur le renforcement de l'industrie européenne face à la montée en puissance de la Chine", a ajouté le ministre français. La volonté franco-allemande de changer les règles - qui nécessiterait une hypothétique réforme des traités à l'unanimité - a laissé de marbre la commissaire européenne à la Concurrence. "Cette affaire n'est pas la preuve que nous devons modifier nos règles en matière de concurrence", a déclaré Margrethe Vestager lors d'une conférence de presse, tout en admettant cependant qu'il faudrait "peut-être" les adapter pour garantir que les marchés soient concurrentiels dans le cas du numérique. Si l'Allemagne et la France ont montré un intérêt très fort pour le projet Siemens-Alstom, "il y a 26 autres pays qui eux aussi ont un intérêt pour ce marché", a-t-elle ajouté. "Ce n'est pas seulement ceux qui crient le plus fort qu'il faut écouter." Mesures correctrices insuffisantes La Commission a notamment justifié le rejet du projet de fusion par l'incapacité des deux groupes à proposer des mesures correctrices suffisantes pour remédier à d'"importants problèmes de concurrence", en particulier sur les marchés des systèmes de signalisation, où Siemens est un leader incontesté, et des trains à très grande vitesse (TGV), grande force d'Alstom. L'entité créée serait ainsi devenue le "leader incontesté" sur plusieurs marchés de la signalisation des grandes lignes et des lignes urbaines et aurait réduit "de façon significative" la concurrence pour le matériel roulant TGV, au préjudice des clients européens, a-t-elle fait valoir. La décision de la Commission, rendue après 16 mois d'examen - Margrethe Vestager a fait état de plus de 800.000 documents consultés - était largement attendue. Les gouvernements allemands et français, le patronat européen et les dirigeants des deux entreprises lui reprochent de limiter son analyse au seul marché intérieur européen sans tenir compte de l'environnement mondial et de l'émergence de géants chinois comme CRRC dans le ferroviaire. Bruno Le Maire, a ainsi reproché à la Commission européenne de "servir les intérêts économiques et industriels de la Chine". Mais la Commission a estimé que la concurrence chinoise n'était pas menaçante en Europe. "Aucun fournisseur chinois n'a jamais participé à un appel d'offres en matière de matériel de signalisation en Europe ou fourni un seul train à très grande vitesse à l'extérieur de la Chine", a dit Margrethe Vestager. "Il n'y a aucune perspective d'entrée des Chinois sur le marché européen dans un avenir prévisible", a-t-elle ajouté.
Chacun pour soi Alstom et Siemens peuvent encore étudier l'opportunité d'un recours mais le PDG du groupe français, Henri Poupart-Lafarge, a estimé qu'il y avait peu de gain à en attendre. L'heure est plutôt pour les deux groupes au redéploiement d'une stratégie qu'il leur faut désormais concevoir chacun de son côté. "Il faut que nous trouvions d'autres routes pour continuer notre expansion, d'autres routes pour contrer efficacement les avancées de CRRC", a dit Henri Poupart-Lafarge. Le groupe Siemens a annoncé qu'il allait réfléchir de son côté à "toutes les options" pour ses activités dans le rail. Les syndicats d'Alstom opposés à la fusion depuis le début ont en revanche salué la décision de la Commission européenne, tout comme l'un des principaux concurrents occidentaux de Siemens et Alstom, le groupe canadien Bombardier. La fusion "aurait gravement affecté la santé et la compétitivité de l'ensemble du marché ferroviaire européen, contraignant les consommateurs, usagers du rail et contribuables européens à en payer le prix", a dit le vice-président du groupe Daniel Desjardins dans une déclaration transmise à Reuters.
Les syndicats d'Alstom demandent un projet industriel européen Au lendemain du veto de la Commission européenne à la fusion entre Alstom et Siemens, les syndicats français et belges d'Alstom, qui étaient opposés au rapprochement, demandent l'élaboration d'une véritable stratégie industrielle européenne pour les transports. La Commission a estimé que la nouvelle entité aurait bénéficié d'un monopole sur plusieurs segments du marché ferroviaire en Europe, tandis que les syndicats français dénonçaient une absorption d'Alstom par Siemens et craignaient les conséquences de l'opération sur l'emploi. "La décision de la Commission nous donne l'occasion d'avoir une véritable réflexion afin d'élaborer un véritable projet industriel global européen", affirme l'intersyndicale CFE-CGC, CGT, FO, CFDT côté français, FGTB, CSC côté belge. "Les représentants des salariés d'Alstom considèrent que les potentialités du marché ferroviaire européen nécessitent d'urgence la mise en place d'une stratégie de croissance de l'entreprise et le développement de partenariats pour renforcer et mobiliser les acteurs européens en matière de R&D, de production et d'exportation", ajoutent-ils. Les syndicats prennent l'exemple du groupe français Safran et de l'Américain General Electric qui ont su "mettre en place une telle coopération", à travers leur société commune CFM, "pour le développement conjoint d'un moteur d'avion qui est devenu une véritable 'success story !'" Ils demandent par ailleurs que les 2,6 milliards d'euros dont dispose Alstom après la vente de ses participations dans trois coentreprises avec General Electric, qu'elle avait conservées après la vente à celle-ci de sa branche énergie, servent à "renforcer les capacités industrielles, rénover l'outil, former et embaucher des salariés, développer la R&D". Il était prévu d'en distraire 1,8 milliard en versements d'un dividende extraordinaire aux actionnaires si la fusion avait abouti.